Juliette Binoche / Akram Khan : Coeurs à corps
Scène

Juliette Binoche / Akram Khan : Coeurs à corps

Le grand chorégraphe britannique Akram Khan et la célèbre actrice française Juliette Binoche unissent leurs talents pour parler de l’amour dans In-I. Un projet hybride, entre danse et théâtre, dans lequel chacun a dû abandonner un peu de sa superbe pour faire un pas vers l’autre.

Le hasard fait parfois bien les choses. Celui qui a réuni Juliette Binoche et Akram Khan a voulu que la massothérapeute de la comédienne soit également l’épouse du producteur du chorégraphe. C’était en 2006, lors d’un tournage à Londres. Un soir, elle l’accompagne à une représentation de Zero Degrees, le fascinant duo que Khan a mis au point avec le Belge Sidi Larbi Cherkaoui. "J’ai aimé leurs différences, les histoires qu’ils ont racontées, leur rapport au corps et au rythme, et j’ai trouvé la virtuosité d’Akram dans ses tours absolument magique, se souvient Binoche. Sa présence, avec une sorte de douceur et d’intensité, m’a beaucoup impressionnée."

Quand elle le rencontre brièvement en coulisses, elle ne se doute pas qu’à peine deux ans plus tard, elle partagera plusieurs grandes scènes du monde avec lui. Après Londres, Rome, Bruxelles et Paris, ils feront escale à Montréal en janvier avant de s’envoler pour Abou Dhabi, Sydney, Tokyo, Séoul et New York. Leur association n’a pas fini d’intriguer le public et de susciter toutes sortes de réactions.

"Je vous rassure tout de suite, ça ne touche pas tout le monde, lance la comédienne que certains critiques britanniques ont descendue en flammes. Mais ceux que ça touche, en particulier les femmes, le sont profondément. Comme je n’ai pas le corps et l’entraînement d’une danseuse, je n’ai que mon âme pour sauver mes muscles, ajoute-t-elle en riant. Je plonge donc de toute mon âme et de tout mon corps."

"Mon idée dans ce projet était de guider une non-danseuse vers la danse, pas de créer un nouveau langage chorégraphique, précise Khan. Il est donc plutôt question de l’état du corps, de l’émotion qu’il porte et qui crée un mouvement très primaire, pas du tout sophistiqué. On utilise parfois la technique pour pousser Juliette au bout de ses limites, ce qui la rend vulnérable. Ou alors on laisse le corps totalement libre d’être lui-même."

Si vous espérez être encore éblouis par la vélocité, la complexité et la grâce de la danse d’Akram Khan, empreinte de kathak, danse classique du Nord de l’Inde, et de langage contemporain, mieux vaut laisser vos attentes au vestiaire. Dans In-I, le jeune prodige de la danse actuelle en Europe a résolument choisi de tourner le dos à la technique et à son vocabulaire pour redécouvrir le mouvement à travers le corps de Binoche. "Je n’avais aucune idée de ce que nous allions bien pouvoir faire ensemble, dit-il. Et ce qui était fascinant pour moi, c’était d’avancer en terre inconnue. C’est un formidable espace de découverte de soi et de nouveaux chemins."

S’OUVRIR A L’ART DE L’AUTRE

En 2007, Binoche s’attelle à un entraînement quotidien en vue de la création, prévue pour l’année suivante. C’est sa massothérapeute, Su-Man Hsu, qui la guide dans ce cheminement. Ex-danseuse et répétitrice de la compagnie Rosas, dirigée par Anne Teresa De Keersmaeker, elle a toutes les qualités requises pour cette mission. Le parcours est éprouvant mais la comédienne a quelques atouts dans sa manche: elle a toujours entretenu une bonne relation avec son corps et a pris quelques cours de danse pour certaines séquences du film Les Amants du Pont-Neuf.

"J’ai fini par retrouver la joie que j’expérimentais en dansant lorsque j’étais petite, mais j’ai dû passer par un corps qui n’est pas celui de la jeunesse, et aussi par un apprentissage, confie la femme de 44 ans. Parce que c’est une chose de bouger librement, et c’en est une autre d’avoir un parcours et de vouloir raconter une histoire."

De son côté, Akram Khan a dû renouer avec le jeu théâtral qu’il avait abordé, adolescent, en travaillant avec Pandit Ravi Shankar et Peter Brook. "J’ai découvert beaucoup de choses grâce à cette création, déclare-t-il. Entre autres, comment refléter des émotions avec des mots, avec des expressions et avec le corps, même quand il est parfaitement calme et immobile. C’est une façon de travailler très intéressante. J’ai eu à exprimer toutes sortes de facettes de l’amour: la jalousie, la haine, la colère, l’excitation, la passion…"

CREER UNE OEUVRE COMME UNE RELATION

Entre théâtre et performance, In-I témoigne d’une approche cinématographique que soutiennent la musique de Philip Sheppard et les éclairages de Michael Hulls, et dans laquelle la scénographie d’Anish Kapoor joue un rôle dynamique. Elle raconte l’histoire d’une femme qui s’éprend d’un inconnu au cinéma. Elle le suit, parvient à le séduire et à l’enflammer, mais les choses se gâtent quand vient le temps de partager le quotidien.

Le vernis de l’idéalisation craquelle et le désir s’effrite, miné par les peurs et les frustrations. La goutte oubliée sur la lunette des toilettes est celle qui fait déborder le vase et c’est la crise. Monsieur trouve madame bien compliquée et cela n’arrange rien. Mais après la tempête, les amants parviendront à bon port, livrant le message qu’une relation amoureuse réussie est le résultat d’un voyage initiatique au coeur de soi qui rend possible une vraie rencontre avec l’autre. D’où le titre de la pièce.

"J’ai conscience qu’on a créé quelque chose qui peut provoquer les gens de façon positive, affirme Binoche. Ils peuvent à la fois se questionner sur l’amour et ce que c’est que d’aimer, et se demander ce que, comme nous, ils pourraient faire de nouveau avec leur vie." Évidemment, oser aller au bout de soi et de ses rêves est une aventure périlleuse qui ne va pas sans heurts. Khan et Binoche n’y ont pas échappé.

"J’ai eu des moments de flou, de découragement, de vif enthousiasme et d’inspiration qui n’étaient pas toujours partageables parce qu’Akram avait son propre processus, raconte Binoche. Ç’a donc été un processus difficile, comme de construire une vie à deux. Il avait peur que je prenne trop de place et moi, de son côté un peu homme de pouvoir. Malgré ces méfiances, le maintien du dialogue et l’aide d’un médiateur nous ont permis de passer les difficultés. Il y a eu aussi des moments absolument magiques et harmonieux où on a créé des scènes en 10 minutes, avec une totale confiance et un désir de partager. C’est normal de passer par toutes sortes d’états et de traverser des ombres. Sinon, la création n’aurait pas de relief et pas de vérité."

Consultez la page de Danse Danse au www.voir.ca/dansedanse

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BINOCHE SOUS TOUTES LES COUTURES

Comédienne des plus talentueuses, Juliette Binoche commence sa carrière cinématographique en 1983, après un bref passage dans l’univers du théâtre. D’emblée, elle tourne avec de grands cinéastes qui savent révéler en elle une sensibilité et une profondeur qui transcendent sa beauté naturelle. De Téchiné à Minghella, en passant par Carax, Kieslowski, Kaufman, Haneke, Kurys, Ferrara ou Kiarostami, pour ne citer qu’eux, elle assoit sa réputation internationale en incarnant des personnages qui n’ont jamais rien d’anodin.

C’est à ce parcours-là que la Cinémathèque québécoise rend hommage du 7 au 22 janvier en projetant neuf des nombreux films qui ont marqué la carrière de Binoche. Mais celle qui ose aujourd’hui la danse s’exerce depuis longtemps aux arts visuels en peignant des portraits des réalisateurs avec qui elle a travaillé et des personnages qu’elle a incarnés sous leur direction. Disposées sous forme de triptyques incluant systématiquement un court poème dédié au cinéaste, 68 de ses encres sur papier seront exposées à la salle Norman-McLaren de la Cinémathèque dès le 9 janvier. Intitulée Portrait In-Eyes, l’expo, qui se double d’un livre, offre un bel écho à In-I et une occasion de découvrir les talents cachés de cette artiste touchante et étonnante.