Gilbert Turp et la tragédie de Polytechnique : Scènes de la vie conjugale
Scène

Gilbert Turp et la tragédie de Polytechnique : Scènes de la vie conjugale

Avec Pur chaos du désir, une pièce où il s’attarde aux répercussions de la tragédie de Polytechnique, Gilbert Turp renoue courageusement avec l’écriture dramatique.

Ce n’est pas d’hier que le comédien, metteur en scène, auteur et pédagogue Gilbert Turp porte ce texte en lui. À vrai dire, tout a commencé il y a 19 ans, le 6 décembre 1989. "Pour moi, le massacre à Polytechnique est un événement historique, affirme-t-il. En fait, c’est l’événement de violence politique le plus considérable dans l’histoire du Québec, si on excepte les Patriotes en 1837. C’est plus gros que la crise d’octobre ou que la crise d’Oka, ne serait-ce qu’en nombre de morts."

Selon le créateur, le geste posé par Marc Lépine a des assises et des retombées éminemment politiques. Pourtant, cet aspect de la tragédie a souvent été passé sous silence, voire occulté. "Je me suis rendu compte, il y a une quinzaine d’années, que chaque semaine, quand j’ouvrais le journal, il était question d’un gars qui avait tué son ex. Il y a eu une vraie crise de violences conjugales au Québec dans les années 90."

À ce moment-là, l’intellectuel a une illumination. "On fait toujours des liens bizarres quand on écrit. C’est comme si j’avais fait un et un font deux. J’ai réalisé que Polytechnique avait pour ainsi dire ouvert la porte à tous ceux qui avaient un compte à régler avec les femmes. C’est ça que ça fait un événement historique, ça ouvre une voie. Comme un gouvernement corrompu propage la corruption. La tuerie de Polytechnique a exacerbé des positions masculinistes et des positions féministes, des discours dont on a bien peu parlé."

L’AMOUR AU TEMPS DE POLYTECHNIQUE

L’action de la pièce, mise en scène par son auteur, commence à Montréal, la nuit du massacre à la Polytechnique, et se termine un an plus tard. On y suit l’histoire d’un couple chez qui les événements déclenchent une sérieuse remise en question personnelle et amoureuse. Benoît (Guillaume Champoux) et Rose (Catherine Florent) sont tous deux dans la jeune trentaine. Ils sont scolarisés et pleins d’avenir, mais leur présent est incertain, précaire. Ils sont parents d’un bébé, une petite fille nommée Aurore.

"À l’époque où j’ai commencé à écrire la pièce, j’étais un peu dans la situation que mes personnages vivent. Si bien que c’est devenu trop brûlant et que j’ai laissé la pièce dans mon tiroir. En 1999, j’ai repris l’écriture, la pièce a été lue à l’occasion de la semaine de la dramaturgie organisée par le Centre des auteurs dramatiques, et… les gens se sont braqués. Comme si ça parlait trop du réel. Comme si j’avais écrit un documentaire au lieu d’une pièce."

Mais Turp affirme que ce qu’il s’apprête à dévoiler, une version condensée de ce qui a été lu il y a dix ans, est bel et bien une pièce de théâtre, une oeuvre de fiction qui témoigne d’un malaise identitaire masculin face à une violence identifiée aux hommes. "Au fond, dans la pièce, Polytechnique est un déclencheur, le révélateur de ce qui se passe dans un couple. J’ai l’impression qu’il y a des milliers de couples qui ont vécu ça, ce questionnement fondamental. Les femmes ont fait un ménage public, elles ont parlé du malaise identitaire, sexuel et amoureux. Les hommes, eux, ont, à quelques exceptions près, mis le couvercle et se sont tus." Ne reste qu’à espérer que ce spectacle, la prise de parole d’un homme, d’un citoyen et d’un artiste, soulève enfin les vraies questions.

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EN MOTS ET EN IMAGES

En 19 ans, outre le brûlot de Roch Côté, Manifeste d’un salaud (Éd. du Portique, 1990), et la pièce de l’Anglo-Montréalais Adam Kelly, The Anorak (2002), la tragédie de Polytechnique a généré bien peu d’essais ou d’oeuvres d’art. Il faut bien le dire, au Québec, il nous faut du temps, souvent beaucoup de temps, pour oser revenir sur la scène d’un crime et donner un sens profond aux tragédies. "Il va falloir quand même en parler, lance Gilbert Turp. Les Américains, depuis le 11 septembre, ils ont dû écrire une centaine de romans. Aujourd’hui, près de 20 ans après les événements de Polytechnique, j’ai l’impression qu’il y a enfin quelque chose qui veut être exprimé." Ces jours-ci, le vent semble en effet vouloir tourner. Turp révèle enfin sa pièce. Le film de Denis Villeneuve, avec Maxim Gaudette et Karine Vanasse, devrait prendre l’affiche le 6 février. Monique Lépine, la mère de Marc Lépine, livre son témoignage (pas toujours éclairant) au journaliste Harold Gagné dans un livre intitulé Vivre (Éd. Libre Expression). Et Luc Labbé publie Dans l’ombre de Marc Lépine (Éd. Amérik Média), une autofiction émouvante où l’écrivain (et ingénieur) se demande si, en tant qu’homme, il partage la responsabilité de ce crime immonde.