Patrice Robitaille : Les maux familiaux
La pièce Le Retour de Harold Pinter, mise en scène par Yves Desgagnés, est de passage à Gatineau. Entretien avec le comédien Patrice Robitaille à propos de ce classique de la dramaturgie anglaise contemporaine.
Après plus d’un mois de représentations montréalaises au Théâtre du Nouveau Monde, Patrice Robitaille confesse que Le Retour l’a un peu ébranlé. "C’est un plaisir de se frotter à cette dramaturgie-là, dit-il, de réfléchir à toutes les questions qu’elle pose. Mais c’est une pièce exigeante qui bouscule certains spectateurs. En bout de piste, j’étais moi aussi un peu éprouvé. Mais j’y ai grandi."
HAUTE VOLTIGE
Il est vrai que cette pièce, parmi les premières du célèbre auteur britannique décédé le 24 décembre dernier, a suscité un tollé d’incompréhension à sa création à Londres dans les années 60. Elle n’en est pas moins un chef-d’oeuvre que les commentateurs de l’époque ont reconnu comme tel après l’avoir mieux analysée. Chez Pinter, le dialogue est fait de confrontations verbales de haute voltige; l’univers est masculin, viril, et, il faut le dire, misogyne. Tout cela se déroule sur un ton d’abord hyperréaliste, mais graduellement transformé par un surgissement insidieux de l’irrationnel et des pulsions.
Dans Le Retour, Robitaille incarne Lenny, un proxénète qui vit toujours avec son vieux père (Marcel Sabourin), son oncle Sam (Benoit Girard) et son frère Joey (Hubert Proulx) dans une maison qui n’a pas changé d’un poil depuis la disparition de la femme du foyer. À leurs yeux, cette mère absente, seule figure féminine du microcosme familial, semble glisser du statut de mère à celui de pute ou de boniche, comme le sont pour eux toutes les femmes: des objets que l’on manipule à son gré. Jusqu’à ce que débarquent Teddy (Jean-François Pichette), le frère exilé, et son élégante femme Ruth (Noémie Godin-Vigneau). Leur retour va réveiller des pulsions et des conflits enfouis, jusqu’à modifier le visage de cette famille.
Cette question du statut de la femme est fondamentale dans l’oeuvre et semble avoir particulièrement nourri la réflexion de l’équipe de comédiens. "Pinter disait qu’il avait écrit la première pièce féministe, rappelle Robitaille. À un moment, Ruth fait un choix décisif par rapport à son rôle de femme dans la maison, et on n’en comprend pas tout de suite les raisons. La question demeure ouverte, Pinter fait tout pour ne pas créer de situations définitives et laisser le sens en suspens, mais c’est évident que cette question a été fondamentale pour nous."
De cette situation naît une sorte d’étrangeté, les personnages devenant de plus en plus énigmatiques. Pour illustrer le caractère insaisissable de l’oeuvre, le metteur en scène Yves Desgagnés s’est inspiré des peintures réalistes et épurées de l’Américain Edward Hooper. S’il avoue ne pas avoir l’habitude de travailler à partir de matière picturale, Robitaille s’est plu dans cette démarche. "Ça a été très utile et inspirant. Yves voulait retrouver sur scène l’aspect minimaliste des toiles. De l’image, on a surtout retiré des impressions, des postures. Ça s’est installé en nous et nous a permis de créer un univers plus complet en s’en distanciant."
JOUER LES MECHANTS
C’est peut-être ce qui explique son choix de jouer Lenny tout en retenue, alors que sur papier, le personnage est explosif et insidieux. Devenu chef de famille par la force des choses, il a en quelque sorte le rôle du maître de jeu, du mâle dominateur par excellence. En constante recherche de confrontations, il use de manipulation comme de brutalité, dans un dialogue rythmé et calculé où les mots frappent dans le mille. "Je joue souvent les salauds", admet Robitaille tout en soulignant qu’il déteste être caractérisé. "Je dirais quand même qu’il est beaucoup plus vil, mesquin et pernicieux que tout ce que j’ai joué auparavant. Mais pour moi, il demeure une sorte de force tranquille, il ne fallait pas surjouer son côté dominateur."
Pour l’acteur, qu’on a beaucoup vu au cinéma et à la télévision ces derniers temps, il s’agit d’un retour au théâtre après une absence de plus de trois ans. Visiblement, ça lui a donné envie de s’y remettre (il entrevoit un projet théâtral pour 2010). D’ici là, on pourra le voir au cinéma dans Cadavres (d’Érick Canuel) et dans le nouveau film écrit et réalisé par Ken Scott, Les Doigts croches. À la télé, la troisième et dernière saison des Invincibles prend son envol. Il ne veut rien révéler des intrigues à venir, mais confesse que si "la première saison était plutôt comique et la deuxième plus dramatique, la troisième sera un riche amalgame des deux. Les deux auteurs ont réussi à atteindre le parfait équilibre". Mais avant de se river au téléviseur, allez hop, direction théâtre!
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