Serge Postigo : Visite guidée
Serge Postigo s’apprête à défendre Ma femme, c’est moi, un solo de l’États-Unien Doug Wright qui nous entraîne dans le musée de Charlotte von Mahlsdorf, un travesti est-allemand qui a survécu aux deux régimes politiques les plus conformistes du 20e siècle. Conversation avec un comédien transporté par un destin totalement hors norme.
Voir: Cette proposition exceptionnelle, jouer I Am My Own Wife, une pièce qui a valu à son auteur, l’États-Unien Doug Wright, le prix Pulitzer de la dramaturgie, le Tony Award de la meilleure pièce et le prix Drama Desk de la meilleure pièce, elle est venue de qui, de Denise Filiatrault ou de Jean-Guy Legault?
Serge Postigo: "Elle est venue de Jean-Guy, avec qui j’avais envie de travailler depuis un bon bout de temps. C’est lui qui a proposé le spectacle à Denise. Au théâtre, je marche beaucoup par confiance. Énormément. Quand j’ai lu la pièce, en anglais, avant que René-Daniel Dubois ne la traduise, que j’ai compris que le personnage n’était pas une drag-queen, que c’était l’auteur qui était le personnage principal, que c’était lui qui racontait l’histoire, que c’était lui qui jouait les multiples personnages, j’ai fait: wow, ça me tente! En plus, je fais ça sur la scène du Rideau Vert!"
C’est effectivement inattendu!
"Soyons honnête, ce n’est pas le genre de pièce que l’on voit normalement au Rideau Vert. Je trouve ça audacieux et intelligent de la part de Denise. Elle pourrait conforter son public dans ce qu’il aime voir. Ce qui est très bien. Ce n’est pas du moins bon théâtre. Mais c’est un style. Chaque théâtre a son style. Là, elle prend un risque. Ce spectacle pourrait être joué à La Licorne sans aucun problème."
Née Lothar Berfelde en 1928, Charlotte von Mahlsdorf se considère dès son plus jeune âge comme appartenant au "troisième" sexe: un esprit de femme enfermé dans un corps d’homme. Avec toutes les épreuves qu’elle a traversées, tous les rôles qu’elle a joués (espionne, collectionneuse, parricide, tenancière de cabaret…), on peut dire qu’elle a vécu mille vies en une. Comment est-ce que vous, qui vivez avec elle depuis un certain temps, la percevez?
"Charlotte, c’est une bipolarité qui ne cesse d’évoluer, un déséquilibre permanent, une chute libre perpétuelle. Elle est toujours deux choses à la fois, mais jamais les deux mêmes. C’est ça qui la rend si intéressante. Elle est à la fois homme et femme, héroïne et Mata Hari… Elle est l’amie et l’amante d’Alfred, mais elle finit par le vendre, par le trahir. C’est comme ça tout le temps."
Si bien que souvent, on ne sait plus s’il faut la considérer comme un ange ou un démon, on ne sait plus si ses motivations sont nobles ou égoïstes. Comment interprétez-vous tous ces paradoxes?
"Charlotte se définit littéralement par ce qu’elle raconte, mais on ne sait jamais, quand on l’écoute, si elle dit vrai ou si elle invente. Quand on lui pose une question compromettante, elle trouve toujours le moyen de se défiler. C’est ça qui, dans la pièce, trouble le personnage de l’auteur, Doug. À un moment donné, il dit à quel point il a besoin de croire aux histoires de Charlotte. Il ne sait pas ce qui est vrai et ce qui est faux. Et on ne le sait pas plus que lui. Je trouve que c’est une belle métaphore de l’humain. On dit souvent que l’humain, ce n’est pas blanc ou noir mais gris. Je dirais plutôt qu’il est noir ET blanc. On est tous salauds et vertueux. Charlotte est vraiment ça. Pleinement humaine."
Elle ne demande qu’à témoigner mais, en même temps, elle semble toujours dissimuler quelque chose.
"Je dirais qu’elle cultive l’étrangeté et les contradictions, mais en même temps elle a un immense besoin de transparence. Son musée, par exemple, est ouvert à tout le monde, en tout temps. C’est aussi pour cette raison, à mon avis, qu’elle ne se maquille pas. Parce qu’elle n’en a pas besoin. Elle ne se définit pas par ce qu’elle voit d’elle. C’est très important. Elle ne se déguise pas. Elle ne veut pas avoir l’air de ce qu’elle croit qu’elle est. Ce qu’elle voit, c’est la femme qu’elle est. Même si elle a un pénis, du poil sur les bras ou une mâchoire carrée. C’est ça qui est magnifique. Elle est en accord avec ce qu’elle voit d’elle."
Mais par quel bout est-ce qu’un acteur aborde un être aussi fuyant?
"Moi, j’attrape un personnage par ses défauts, c’est par ses failles que je peux le soulever. En ce sens, Charlotte est en velcro. Jouer les beaux gars, les jeunes amoureux, c’est correct mais c’est plate, c’est rond comme un vieux frigidaire. Charlotte, elle, oblige à faire des choix. Il n’y a rien de plus agréable pour un acteur que de jouer quelque chose, dire le contraire et savoir qu’une troisième affaire est perçue par le spectateur. Par exemple, dans la pièce, je raconte souvent des choses horribles, mais je le fais avec le sourire."
En lisant la pièce, on pense nécessairement à la comédie musicale Cabaret, au roman de Christopher Isherwood Adieu à Berlin, au documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman Paragraph 175, et finalement à Bent, la pièce de Martin Sherman et le film que Sean Mathias en a fait. Comment, contrairement aux personnages de ces oeuvres, Charlotte a-t-elle pu survivre au régime nazi, puis au régime communiste?
"Elle est extraordinaire, unique. C’est pour ça qu’il y a une pièce sur elle, et aussi un documentaire réalisé en 1992. C’est plus qu’une survivante. Beaucoup de gens sont passés à travers la Deuxième Guerre mondiale cachés dans un grenier. Elle, c’est le contraire. Elle a survécu aux nazis et à la Stasi au grand jour. Elle aurait pu être déchiquetée par ces deux tigres, à tout moment. Je pense que si elle a survécu, c’est parce qu’elle n’avait rien de menaçant. Elle n’a pas le gène de la victime. Jamais elle ne se pose en victime. Je pense aussi que son enfance, avec un père violent, a été si horrible que c’est le fait de collectionner des objets d’époque qui l’a aidée. Les meubles, qu’elle récupérait, entre autres, dans les maisons abandonnées par les Juifs en fuite. C’est fou, la quantité impressionnante d’horloges et de meubles allemands du 19e siècle qu’elle a sauvés. Jusqu’à sa mort, en 2002, elle était passionnée par les objets musicaux anciens: phonographes, gramophones Edison, polyphones, rouleaux de cire et disques gravés. Dans son énorme manoir de pierres, elle avait créé un musée unique en son genre, une véritable armure."
Toute l’entreprise s’apparente à un défi, mais de tous les aspects (jouer un travesti, adopter plusieurs accents, interpréter plus de 30 personnages, être seul en scène pendant toute la représentation), lequel est le plus vertigineux?
"Il y a plusieurs difficultés, mais je dirais que celle, purement technique, d’être seul sur scène est la plus grande. C’est mon premier spectacle solo. Je peux vous dire que c’est insécurisant. Il n’y a même pas un technicien en coulisse: c’est moi qui déclenche la musique sur scène, et quand le répondeur part, c’est parce que je viens de peser sur le bouton. Le plus dur, c’est de mettre les blocs bout à bout. On est à dix jours de la première et il m’arrive encore de me demander, cinq ou six fois durant le spectacle, où je suis rendu. Disons que c’est un spectacle où les béquilles ne sont pas admises. C’est un sacré défi, mais c’est très agréable."
Qu’en est-il de la féminité? C’est un état que l’on trouve facilement?
"Je suis très près de ma féminité. C’est une chose que j’adore, que j’adore utiliser dans mon métier, c’est un grand plaisir. C’est tout con mais, pour un gars, je trouve que ça gratte l’autre bord. Il y a un côté voluptueux dans la féminité auquel l’homme a peu accès. On nous demande plus souvent d’être monolithiques. Moi, contrairement à d’autres comédiens, je n’ai pas du tout peur de toucher à ça. D’ailleurs, de mon point de vue, la féminité n’a rien à voir avec l’homosexualité."
La pièce est le fruit de fastidieuses recherches et de longues heures d’entretiens avec Charlotte von Mahlsdorf. Elle rend compte de cette démarche, lourde de sens, avec beaucoup de doigté. Qu’est-ce que cette mise en abyme apporte, selon vous?
"Je trouve que, grâce à ça, on touche à un théâtre de base. On dit: "Bonjour tout le monde, je vais vous raconter une histoire, passez-moi un chapeau, ceci est une nappe, mais c’est aussi une robe." C’est le territoire de Jean-Guy et c’est aussi le mien. J’adore ça. Quand tu embarques les gens dans cette convention-là, tu fais appel à quelque chose dans l’humain qui est de moins en moins suscité, qui est en train de s’atrophier: l’imagination. Maintenant, on voit au théâtre des spectacles tellement extraordinaires, avec des écrans, des projections, des hologrammes… Même ton imagination ne se rendait pas là. Un spectacle comme Ma femme, c’est moi, c’est le contraire. Il faut suivre le guide!"