Krzysztof Warlikowski: Krum : Terre et fils
Scène

Krzysztof Warlikowski: Krum : Terre et fils

Un créateur rebelle des temps modernes à la gueule de rock star, et à la griffe scénique exceptionnelle… Avec Krum, le Théâtre français du CNA accueille à Ottawa, en exclusivité canadienne, un metteur en scène de grande envergure, le Polonais Krzysztof Warlikowski.

En invitant à chaque saison de son mandat une production en langue étrangère, le directeur artistique du Théâtre français du Centre national des Arts, Wajdi Mouawad, souhaite ouvrir une porte sur cette langue de l’étranger apte à nous transformer… Songeant initialement à sa langue maternelle – l’arabe -, il bifurque et laisse plutôt sa pulsion le guider vers le choix d’un artiste en tout premier lieu. Il opte alors pour l’un des deux metteurs en scène qui lui font "compter les jours avec hâte avant de voir un de leurs spectacles": l’un étant le francophone Robert Lepage, il fait alors appel au Polonais Krzysztof Warlikowski. "À chacun de ses spectacles que j’ai vus, j’en suis ressorti extrêmement admiratif, ému. J’ai totalement oublié que je faisais du théâtre. Ces deux artistes me libèrent de l’auteur et du metteur en scène que je suis pour me permettre de devenir enfin un spectateur", explique le directeur.

Accueillir Warlikowski, c’est donc accueillir une production dans cette langue polonaise – "chuintante et râpeuse" – avec surtitres en anglais et en français.

Fils de mère patrie

Connu aux quatre coins de l’Europe notamment pour ses nombreuses mises en scène du répertoire shakespearien – un Hamlet novateur aurait assis sa renommée -, celui qui a eu pour maîtres les Peter Brook et Giorgio Strehler amenait pour la première fois son travail dans ce coin du continent en 2003 avec Purifiés de Sarah Kane, présenté au Festival de théâtre des Amériques de Montréal.

De l’auteur israélien Hanokh Levin décédé prématurément en 1999, la pièce Krum (traduite de l’hébreu en polonais par Jacek Poniedzialek) relate l’histoire en apparence banale d’un fils de Tel-Aviv qui revient au bercail après avoir tenté de réaliser ses rêves à l’étranger, sorte de "voyage de vie qu’il avait entrepris en laissant tout derrière lui". Son retour sème la curiosité et l’espoir auprès de sa mère et de ses amis, mais Krum revient les mains, le coeur et l’esprit vides. Il n’a rien trouvé de digne de mention dans cet "ailleurs" si prometteur, la seule bouée à laquelle s’accrochent encore ces êtres léthargiques, laissés pour compte.

Après avoir travaillé sur de grands textes et avoir creusé l’histoire de la Pologne ancienne et nouvelle, Krzysztof Warlikowski voit en cette pièce à l’humour caustique une occasion de régler les liens avec son passé, ses parents, sa mère surtout. Maintenant âgé de 46 ans, l’artiste a vu son identité déchirée par un pays déraciné qu’il a quitté, pour finalement y revenir. Le retour du fils prodigue, la soif de l’ailleurs, la non-reconnaissance du fils dans sa mère patrie sont des thèmes qui font écho à la vie de Warlikowski. "J’avais 40 ans quand j’ai commencé à travailler sur Krum. D’une certaine façon, je me sentais comme lui. L’époque des ardeurs idéologiques – quand je combattais le communisme et l’atteinte aux droits des minorités sexuelles – était terminée. Enfin, c’est ce que je croyais… Les années rebelles tiraient à leur fin. Je me sentais très près de Krum. C’est grâce à ce texte que je suis revenu au théâtre", relate le metteur en scène, qui vivait alors une période difficile, ayant perdu la foi en le théâtre "pour résoudre les problèmes de la vie".

Celui qui s’investit corps et âme dans ses productions pour toujours travailler sur l’"homme en lui" n’a pas fait exception ici, en entraînant toute son équipe dans le tordeur. "Nous avons tous à peu près le même âge. Nous devons apprendre à faire face à notre nouvelle maturité, à accepter la perte de nos parents vieillissants, etc. Je crois que l’intimité n’existe pas au théâtre, donc, forcément, on y investit toujours son intimité, mais devant public", témoigne-t-il.

Israël, alter ego polonais

La relation mère-fils se dresse au centre de la pièce, renvoyant au rapport d’un homme à sa patrie, à ses racines, à ses traditions… À ce chapitre, Warlikowski scrute l’Israël d’aujourd’hui par l’entremise de la vidéo, mais fait aussi écho à sa propre terre mère. "Israël est une sorte d’alter ego polonais. Il est extrêmement intéressant de mettre Chopin et Barmicwa côte à côte. À certains égards, nos deux pays se ressemblent beaucoup. Les grand-mamans de Tel-Aviv sont pareilles à celles de la Pologne! Je les montre sur des projections vidéo. À Tel-Aviv, j’ai l’impression d’être chez moi."

Égarés dans un décor nocturne urbain à l’éclairage rasant, les personnages de Krum traversent les étapes platoniques de la vie en entretenant un rapport obsessionnel au corps avec les thèmes du désir, de la maladie, de l’enfantement, de la mort, du sexe. Privilégiant un plateau nu, immense, blafard, Warlikowski emprunte à l’esthétique cinématographique (certains observateurs ont perçu des clins d’oeil à Almodóvar ou Lynch) pour exposer l’unique porte de sortie des personnages anesthésiés. "Le film, c’est le rêve. Tout y est meilleur, plus beau, désirable. C’est la seule échappatoire possible, pour nous et pour les personnages de Krum", de constater le metteur en scène.

Qualifiée tantôt de tragédie contemporaine, tantôt de comédie noire, la pièce Krum aborde surtout la perte de sens individuelle et collective qui intoxique les sociétés. "Pour moi, il n’existe aucune frontière entre la tragédie et la comédie. Je ne recherche qu’une chose dans le théâtre: la vérité de la vie", conclut le designer d’humanité.

Du 17 au 21 février à 19h30
Au Théâtre du CNA
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