Anky ou la fuite : Voix hors champ
Anky ou la fuite, sans doute à ce jour le spectacle le plus formellement radical de Christian Lapointe, poursuit le travail d’épuration du mouvement et d’orchestration vocale amorcé avec C.H.S.
Qui est Anky? Est-il ce personnage que se partagent trois acteurs immobiles sur scène? Est-il une ombre, ou un souvenir évoqué par ces trois voix? Un fantôme issu d’"un temps ancestral"? L’image sombre d’une humanité en déroute? Un désordre affectif, un être humain en fuite de lui-même, un chant de rédemption? Ces questions, ces hypothèses et bien d’autres ne cesseront de hanter le spectateur pendant la courte (mais intense) heure que dure Anky ou la fuite.
Car si Christian Lapointe veut nous faire "lâcher prise de notre intellectuel et devenir juste des sens", comme il le confiait à la collègue Marie Laliberté, son spectacle demeure un objet cérébral. Oui, l’orchestration minutieuse de ces trois voix au langage parfois "gauvreauesque", entrecoupée de longs silences et d’intermèdes aux sonorités grinçantes, constitue une expérience sensorielle et invite à une nouvelle posture réceptive. Mais il ne faut pas bouder le plaisir intellectuel offert par ce texte complètement ouvert qui nous invite à "projeter le sens dans les trous, entre les mots".
Anky se situe probablement à la jonction de l’intellect et du sensoriel, ou alors radicalement englué dans l’un ou dans l’autre, selon la trajectoire choisie pour recevoir le spectacle. Comme d’habitude avec Lapointe, pas de demi-mesures, pas d’approximations, pas de voie d’échappement. Et bien sûr, le brûlant auteur et metteur en scène y distille, cette fois sans trop l’imposer, sa virulente critique de notre société abrutie par l’image et dénuée de sens commun.
Plus que jamais dans son oeuvre singulière, Lapointe cherche à diminuer la présence de l’acteur pour en conserver le pouvoir brut des mots et de la pensée. Dans une veine symboliste, ses trois acteurs (Sylvio-Manuel Ariola, Jocelyn Pelletier et Maryse Lapierre, fidèles et rigoureux collaborateurs) restent immobiles et profèrent la symphonie de mots derrière une toile semi-transparente très faiblement éclairée, laquelle accueille par moments des bribes de texte en mouvement. Le résultat: trois voix apocalyptiques, trois énigmatiques silhouettes aux reliefs fantomatiques, mais surtout une sorte d’oratorio contemporain d’une extrême précision, pas du tout apaisant mais résolument fascinant.