La Charge de l’orignal épormyable : Bouc émissaire
Avec La Charge de l’orignal épormyable, Lorraine Pintal termine en beauté son audacieux triptyque Gauvreau.
De l’audace, il en faut pour monter le démesurément talentueux Claude Gauvreau, une oeuvre follement géniale, sulfureuse, que plusieurs se contentent d’estimer ou, pire encore, de folkloriser, de tourner en dérision. Comme Brassard et Ronfard, Lorraine Pintal se reconnaît, comme artiste et comme citoyenne, dans ce verbe subversif qu’elle ose, pour notre plus grand bonheur, prendre à bras-le-corps. Après Les oranges sont vertes et L’Asile de la pureté, La Charge de l’orignal épormyable continue d’agiter solidement les consciences. Traverser les années sans rien perdre de son caractère subversif, c’est le propre des plus grandes oeuvres d’art. Inviter, à notre époque de conformisme et de compromis, entre les murs de la plus grande institution théâtrale québécoise pareille dose de refus, de révolte et de résistance, c’est ce qu’il est convenu d’appeler un geste d’audace. Une audace que nous saluons.
Pour François Papineau, la rencontre avec Mycroft Mixeudeim est aussi exceptionnelle que celle qui s’était produite avec Ulysse et Achille. Sans esbroufe, le comédien exprime la force vive de son personnage, son immense courage, même sous les pires tortures. Sous nos yeux, tel un phénix, il ne cesse de renaître de ses cendres. Dans le cours de la représentation, ses monologues sont des points d’orgue, des moments de grâce. Autour de l’orignal, véritable bouc émissaire, on trouve quatre individus qui s’acharnent à détruire ce qui n’est autre que l’objet de leur désir. De la bête fabuleuse, les membres du quatuor (Éric Bernier, Céline Bonnier, Francis Ducharme et Sylvie Moreau) n’auront jamais le talent, la conviction et la grandeur d’âme. Et c’est précisément ce qui les rend furieux, les pousse à réduire l’animal au silence. Dans les habits sixties de Marc Senécal, les quatre comédiens imposent des personnages machiavéliques à souhait. Mais il faut souligner les exploits physiques de Ducharme. L’acteur a beaucoup de cordes à son arc et ce rôle lui permet de s’en servir, magnifiquement. Dans l’extravagante robe rouge de Dydrame Daduve, Pascale Montpetit est tout à fait à sa place. Il en va de même pour Didier Lucien, qui transporte tout naturellement l’attirail du sadique mais diablement lucide Letasse-Cromagnon.
Lorraine Pintal a choisi de situer l’action dans un centre de détention, un bunker en béton au coeur d’une dense forêt, cette "nature rebelle et compacte" à laquelle le texte de Gauvreau fait allusion. Le résultat, signé par le scénographe Jean Bard et le concepteur d’éclairages Michel Beaulieu, est fonctionnel et somptueux. Partout la nature et la culture s’affrontent, les créations de l’homme et celles des dieux se disputent le territoire. La musique de Walter Boudreau, qui avait aussi composé celle de L’Asile de la pureté, joue un rôle crucial. On y entend les cris et les bruissements de la forêt, mais aussi des airs circassiens, une juxtaposition qui suscite fascination et angoisse. Deux mots qui décrivent très bien le spectacle dans son ensemble.