Sauce brune : Le secret est dans la sauce
Il est lucide et virulent, le nouveau spectacle de Simon Boudreault, Sauce brune. Un tourbillon verbal de haute voltige.
"Des fois, estie, on s’parle, criss, on essaye, câliss, que ça soye… t’sé viarge, clair, pis, sacrament, on y arrive pas, câliss." Ainsi s’exprime l’une des cantinières imaginées par Simon Boudreault, entre les casseroles souillées de la cafétéria scolaire et la sauce à "spagatti" de la veille. Elle ne saurait mieux résumer le propos de cette pièce qui s’attaque aux insuffisances de la langue québécoise, tout en révélant sa dimension franchement libératrice.
Le codirecteur artistique de Simoniaques Théâtre a littéralement créé un dialecte à partir des sacres de chez nous, misant sur la grande émotivité qu’ils recèlent pour exposer la tragédie de quatre femmes aliénées par leur salissant travail. Armande (Johanne Fontaine), la "chef-cook à la moustache proéminente", craint d’être remplacée par ses subalternes. Sarah (Anne Paquet), "drabe et fumeuse", répète qu’elle n’est là qu’en attendant. Cindy (Marie-Eve Pelletier) est la cuisinière "sexy et trop maquillée". Alors que Martine (Catherine Ruel), "gênée et jeune", ne sait pas trop où se mettre dans ce joyeux bordel. Des personnages très typés qui ne tombent pourtant jamais dans le grotesque et brillent de naturel.
De leurs phrases improbables, où les jurons sont verbes, adverbes, noms communs et adjectifs, émerge une musique lancinante et acidulée. Leur vocabulaire est d’une assourdissante pauvreté, leur langue est vulgaire et scatologique (tout dans l’univers de ces femmes est relié aux fonctions organiques: manger, chier, baiser, dormir, lutter pour sa survie) et elles ne savent pas communiquer autrement que par la confrontation. Une langue baroque et incontrôlable, à travers laquelle s’expriment sans retenue l’ignorance crasse et les personnalités pathologiques de ces battantes de cuisine.
Rythmée par la succession des menus du jour, les gestes quotidiens et le retentissement de la cloche d’école, la mise en scène de Boudreault reprend aussi avec à-propos certains codes de la tragédie (après tout, il s’agit bien de l’homme qui avait refaçonné Andromaque en 2006 au Théâtre La Chapelle). Confrontations verbales et destins funestes culminent dans une scène de bataille irreprésentable qui n’est que rapportée – un moment de narrativité jubilatoire. Le jeu des actrices et la direction d’acteur sont absolument remarquables, on sent que cette langue (que l’on suppose très difficile à apprivoiser) a été longtemps mastiquée et retravaillée.