Stijn Celis : Rite de passage
Scène

Stijn Celis : Rite de passage

Le chorégraphe Stijn Celis s’attaque à une oeuvre mythique pour sa troisième création pour Les Grands Ballets canadiens de Montréal. Après Noces et Cendrillon, il nous livre une vision toute personnelle du Sacre du printemps.

Qu’on ait vu la pièce à la Place des Arts ou sur la scène du Théâtre de Verdure, on est resté profondément marqué par la furieuse puissance des Noces de Stijn Celis, dansées par Les Grands Ballets canadiens de Montréal (GBCM) sur la musique tonitruante d’Igor Stravinski. Le chorégraphe belge y déclinait sa vision critique d’un mariage forcé célébré avec la complicité de la communauté. Inconditionnel de la musique du compositeur russe depuis l’adolescence, il s’attaque aujourd’hui à une autre de ses oeuvres majeures, Le Sacre du printemps, pour y dénoncer avec 24 danseurs les aspects mortifères de la pression sociale.

"Le livret original traite d’un rite primitif de célébration du printemps où l’on sacrifie une vierge pour la cohésion du groupe, commente-t-il. Moi, j’ai aussi un individu qui se démarque, mais j’ai plutôt voulu souligner l’aspect de l’exclusion et de l’indifférence de la société vis-à-vis de cette personne-là. Pour moi, se sacrifier, être sacrifié, c’est choisir de ne pas être formaté pour aller vers quelque chose de plus individuel, au risque d’être exclu de la société."

UNE PIECE MYTHIQUE

Créé à Paris en 1913 pour les Ballets russes de Diaghilev, Le Sacre du printemps a constitué une révolution musicale et esthétique. Suivant le découpage musical et la rythmique novatrice de l’oeuvre, le ballet de Vaslav Nijinski creusait le sillon de la modernité ouvert un an plus tôt par l’iconoclaste et libidinale Après-midi d’un faune. Divisée en deux tableaux, Adoration de la terre et Le Sacrifice, la pièce mettait en scène un rituel païen de célébration du printemps qui allait inspirer nombre de chorégraphes au fil des ans. Marie Wigman, Maurice Béjart, Pina Bausch, Martha Graham, Mats Ek, Angelin Preljocaj, Saburo Teshigawara… Ils sont plus de 50 à s’être frottés à ce monument de la culture chorégraphique occidentale. Du côté de chez nous, Daniel Léveillé s’y est essayé en 1982, Marie Chouinard, en 1993 et James Kudelka en avait déjà offert une version aux GBCM en 1987.

"Ce qu’il y a de particulièrement inspirant dans cette musique, c’est l’amplitude de ses sonorités, sa brutalité, la grande force vitale qu’elle dégage et sa manière monumentale de décrire l’inévitable chaos, affirme Celis. Je l’écoute plusieurs fois par jour et je ne m’en lasse pas! Elle est composée d’une superposition de rythmes et de structures musicales qui forment un réseau fantastique sur lequel travailler la composition chorégraphique. Par exemple, certains thèmes se prêtent plutôt à l’expression du groupe quand on écoute la musique. Mon idée, c’est d’aller chercher plus loin et de montrer comment le groupe peut s’illustrer en ne montrant qu’une seule personne et vice versa. Ce dialogue entre ce que la musique impose et ce que je propose est vraiment très intéressant."

Plutôt abstraite, cette nouvelle version du Sacre ne raconte pas d’histoire même si, comme dans la pièce d’origine, une personne sort du groupe à un moment donné pour danser jusqu’à la mort par épuisement. Quelle que soit son approche, un chorégraphe s’expose toujours plus particulièrement quand il choisit de revisiter cette oeuvre. "J’y suis allé avec beaucoup d’insouciance et d’inconscience, avoue Celis en souriant. J’ai vraiment un grand amour pour cette musique et c’est l’oeuvre qui m’intéresse avant tout, pas son histoire ni ce qu’elle représente. C’est vrai aussi que c’est un cap. Pas un rite de passage mais une sorte d’examen à passer, parce que beaucoup de gens vont me juger sur cette création. Cela dit, je ne suis pas là pour me prouver quoi que ce soit. Je fais les choses parce que j’ai vraiment besoin et envie de les faire."

LE MASCULIN ET LE FEMININ A L’HONNEUR

Stijn Celis n’en est pas à sa première exploration chorégraphique de cette partition de Stravinski. Dans les années 90, interprète au sein du Ballet Cullberg, il a dansé Le Sacre de Mats Ek. Il était loin de se douter qu’il signerait plus tard plusieurs versions de cette oeuvre. La première était pour neuf danseurs du Ballet de Berne dont il a été directeur artistique jusqu’en 2007. "J’avais travaillé sur la version pour deux pianos qui met vraiment l’accent sur le rythme, ce qui est totalement différent de la version orchestrale, dit-il. Et puis à Berne, j’étais beaucoup moins dans la polarité masculin/féminin que je développe dans cette nouvelle création. Cette fois, je souligne cette dualité sans jamais me placer dans une dynamique de conflit. Je cherche à montrer la complémentarité et la complicité des hommes et des femmes face à la condition humaine, car nous faisons tous partie d’une même espèce."

Privilégiant le travail des duos, Celis a choisi d’éviter les scènes d’accouplement pourtant classiques dans Le Sacre du printemps, préférant se concentrer sur le sens esthétique, le rythme et la notion de dualité: au fil des sept tableaux qui composent sa pièce, il fait alterner tension et relâchement, défense et abandon, ombre et lumière, mariant la rondeur à la vitesse. "Chaque pièce est une sorte d’esquisse pour la suite, poursuit le chorégraphe. Cette fois, j’étais à la recherche d’un geste sec qui ne soit pas trop anguleux. Je le voulais rond pour traduire la dimension cyclique de l’oeuvre et de la vie. Aussi, mon idée de départ était de travailler sur la façon dont les danseurs se touchent et dont ils évoquent le geste avant de le faire dans la troisième dimension. Nous avons beaucoup travaillé sur la conscience du souffle et aussi sur le poids. Il révèle bien les différences entre hommes et femmes."

À une semaine de la première, les répétitions allaient bon train, les grandes difficultés avaient été dépassées, il restait encore bon nombre de choses à peaufiner et Celis s’inquiétait un peu de n’avoir que deux répétitions sur la scène du Théâtre Maisonneuve avant la générale. "C’est très peu pour une grande oeuvre comme celle-là, indique-t-il. Car pour moi, l’oeuvre ne se fait pas sans les lumières, les costumes et le décor (là, il n’y en a pas). J’espère avoir la tranquillité d’esprit suffisante pour faire les bons choix au bon moment parce que nous n’aurons pas de temps en extra."

Consultez la page des Grands Ballets au www.voir.ca/grandsballets.

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UN PROGRAMME DOUBLE CONTRASTE

D’une durée de 30 minutes, la pièce de Stijn Celis est présentée en programme double avec Re-,II, une oeuvre de même durée créée pour Les GBCM en 2007 par le New-Yorkais d’origine chinoise Shen Wei. Danseur, chorégraphe, sculpteur, peintre et réalisateur, cet artiste étonnant conjugue systématiquement la danse avec d’autres disciplines dans des pièces dont il signe également la scénographie et les costumes. Ici, il ramène d’un séjour en Asie un carnet de voyage visuel et sonore aussi atmosphérique que méditatif. Travaillant sur les notions de gravité, de poids et sur le déplacement du centre, il soumet 16 danseurs de la compagnie à des spirales et des torsions extrêmes pour évoquer, entre autres, les lianes et les racines des arbres de la jungle cambodgienne qui envahissent inexorablement les temples d’Angkor. Malgré quelques rares accélérations, le rythme général est d’une lenteur extrême et comporte de très nombreux arrêts sur image où les danseurs tiennent des positions extraordinairement inconfortables qui nous permettent d’apprécier un aspect très inattendu de leur virtuosité. À l’heure de passer sous presse, Gradimir Pankov, directeur artistique des GBCM, ne savait pas encore s’il nous servirait en premier la plastique zen de Wei ou l’intensité ravageuse de Celis. Ce sera une surprise.