Woyzeck : Les possédés
Brigitte Haentjens offre un Woyzeck galvanisant, pétri de contrastes et d’américanité.
Il n’est jamais simple de s’approprier un texte classique, mais il est plus difficile encore de faire sienne une oeuvre qui a été aussi souvent et aussi magistralement revisitée que Woyzeck. Heureusement, Brigitte Haentjens, à la tête de la compagnie Sibyllines depuis 1997, offre ces jours-ci une relecture du chef-d’oeuvre de Büchner qui est assez singulière et cohérente pour rivaliser avec celles de Marleau, Schilling ou Ostermeier.
La metteure en scène entraîne l’action de la pièce, écrite dans la première moitié du 19e siècle, dans une Amérique qui ne nous est pas du tout étrangère, relativement contemporaine, plutôt québécoise. Chose certaine, il s’agit d’une terre de contrastes. Une terre qu’on martèle, qu’on gravit, qu’on tente, sans grand succès, de dompter. Sur ce territoire s’affrontent le français et l’anglais, les ouvriers et les notables, les forts et les faibles, le bien et le mal, la nature et la culture, le camp du oui et celui du non… L’adaptation des références culturelles, géographiques et sociopolitiques du texte, une tâche qui a bénéficié des lumières de Louis Bouchard, Fanny Britt, Stéphane Lépine et Marie-Elisabeth Morf, est audacieuse et efficace. Impossible de ne pas se sentir concerné par le portrait, de ne pas dialoguer avec une oeuvre dont les forces vives et les antagonismes sont si brillamment révélés.
L’espace créé par Anick La Bissonnière (scénographie) et Claude Cournoyer (éclairages) est une véritable splendeur. Le plateau est vaste, presque vide, balayé de faisceaux de lumière latéraux et surplombé par une immense passerelle rougeoyante incrustée de néons, une structure métallique qui se lance vers la salle et entraîne les personnages hors de scène. On pense à des installations minières, ou encore ferroviaires, une vision fantasmatique du Nord de l’Ontario. Les costumes d’Yso contribuent à cette impression, surtout les chemises à carreaux et les salopettes. Les autres tenues, de ville, tiennent davantage des années 60.
Dans le rôle-titre, Marc Béland navigue sobrement entre le déséquilibre mental et le mysticisme, adopte une vulnérabilité qui rend sa descente aux enfers encore plus poignante. Le Docteur de Paul Ahmarani est sautillant à souhait. Le Capitaine de Paul Savoie, aussi veule qu’il le faut. Mais les compositions les plus impressionnantes sont celles d’Évelyne Rompré – sa Marie est livrée au désir de la chair comme à celui d’une vie meilleure – et Sébastien Ricard – son Tambour-major, piaffant, virtuose du pied et du bassin, est, lorsqu’il se décide à ouvrir la bouche, une terrifiante incarnation de la bêtise.
Il faut dire en terminant que la représentation, ponctuée par la musique en direct d’Alexander MacSween, est portée par les scènes de groupe, des moments où les comédiens forment un choeur pour pratiquer un amalgame de gigue et de claquettes, une danse en ligne aussi incongrue qu’irrésistible. Il y a là un contrepoint comique, une rupture franche avec le tragique de l’oeuvre, un parti pris qu’il faut résolument admettre pour apprécier l’ensemble de l’expérience. Si on y arrive, le plaisir est peu commun.
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