Olivier Kemeid : Période de mutation
Après L’Énéide, Olivier Kemeid se trace, avec Maldoror-Paysage, un chemin dans l’oeuvre mythique de Lautréamont.
Pour Olivier Kemeid, codirecteur artistique des Trois Tristes Tigres, la compagnie qui nous a donné Tout ce qui est debout se couchera, les Cabarets CLIM et une ingénieuse et émouvante adaptation de L’Énéide de Virgile, le potentiel théâtral des Chants de Maldoror, une épopée en prose publiée en 1869 par le comte de Lautréamont, pseudonyme du Franco-Uruguayen Isidore Ducasse, ne fait pas de doute.
"J’y ai vu un terrain de jeu infini, lance le metteur en scène. Pour plusieurs raisons. D’abord, la langue. C’est une oeuvre de langage. Une langue encore actuelle que je voulais mettre dans la bouche d’acteurs. Je ne voulais pas faire un récital de poésie. Je ne voulais pas faire une performance-installation. Je voulais faire un spectacle de théâtre." Pour ce faire, le créateur a dû procéder à un montage, faire son chemin dans une oeuvre particulièrement touffue. "Par moments, je me suis senti comme un D.J. dont la matière première était les mots de Lautréamont."
Après cette langue unique, bouffonne et tragique à la fois, c’est le bestiaire présent dans l’oeuvre qui a séduit Kemeid. "Il y a là une cavalcade d’animaux tous plus repoussants les uns que les autres: crapaud, sangsue, crabe tourteau, femelle de requin… J’aime travailler sur les corps. J’ai toujours été nourri par le surréalisme, par les propositions un peu décalées et les imaginaires déstabilisateurs. Je me suis dit qu’on avait là un terrain de jeu extraordinaire pour les acteurs, un vrai théâtre de la métamorphose."
Résumer le parcours de Maldoror, ce n’est pas une mince affaire. "J’aurais de la misère à résumer Les Chants de Maldoror, explique Kemeid, mais j’arrive à résumer le parcours que j’ai fait dans l’oeuvre et qui a donné Maldoror-Paysage. À vrai dire, c’est un parcours qui est nourri par la vie même d’Isidore Ducasse, mort à 24 ans dans des circonstances douteuses, complètement seul, tombé dans l’oubli. On suit l’itinéraire d’un adolescent qui, se sentant exclu, rejeté, différent des autres, mal dans sa peau, parce que ce qu’il dit et écrit est trop étrange, va commettre des gestes qui défient l’ordre, des gestes de révolte qui peuvent être dangereux et qui vont peut-être le libérer."
Évidemment, Kemeid et ses comédiens – Mathieu Gosselin, Pierre Limoges, Jean-François Nadeau, Vincent-Guillaume Otis et Elkahna Talbi – ont beaucoup discuté à propos des adolescents meurtriers. "Ça renvoie à ça, inévitablement! Pourquoi Kimveer Gill à Dawson? Pourquoi Tim Kretschmer en Allemagne? Pourquoi Eric Harris et Dylan Klebold à Columbine? Pourquoi Cho Seung-hui à Virginia Tech? Un profil quand même ressort. Un âge semblable. Parfois même un accoutrement semblable. Pourquoi à cette période-là de leur vie? Pourquoi des gars? Lautréamont et Rimbaud sont les premiers à mettre l’adolescence dans la littérature. Le concept même est nouveau. Avant, on passait de l’enfance à l’âge adulte. Ils sont donc les premiers à être dans cette période de mutation, à refuser la job, la cravate et la mallette, quitte à se tuer ou bien à tuer du monde."
Pour éviter le pire, l’adolescent qui est au coeur du spectacle, bien contemporain même s’il parle avec les mots d’un auteur du 19e siècle, va passer par la création. Il s’agit bien évidemment d’une métaphore de l’artiste. "Face à l’exclusion, explique le metteur en scène, l’adolescent invente Maldoror, un double maléfique qui commet des crimes, un personnage qui évoque très clairement le mythique Joker de Batman. Parce qu’il n’arrive plus à rire, Maldoror se taille un sourire au couteau!"
RACONTER UNE HISTOIRE
Comme son nom l’indique, le spectacle sera en partie nourri de la notion de landscape play (pièce-paysage), un terme notamment employé pour parler des pièces de l’écrivaine états-unienne Gertrude Stein. Le genre expose le spectateur à un tableau où des actions simultanées éclatent en plusieurs lieux de la scène. "Je ne suis pas allé dans cette direction autant que je croyais le faire au départ, explique Kemeid. Je voulais éclater la linéarité le plus possible, mais l’histoire a fini par me rattraper. Il me reste toujours le besoin de raconter quelque chose. Mais je l’ai tout de même fait d’une manière un peu différente." En effet, pour servir son propos, le metteur en scène n’a pas hésité à prendre des moyens peu conventionnels. "Dès le départ, je voulais explorer les différentes façons du dire: micro, voix projetée, chuchotement, dialogue, monologue, voix intérieure, slam, spoken word… J’ai évidemment dû faire des choix, abandonner certaines choses, mais j’ai notamment conservé le slam. C’est en partie pour cette raison que j’ai fait appel à Jean-François Nadeau et Elkahna Talbi (qui est connue comme slameuse sous le nom de Queen Ka). Slamer la langue de Lautréamont, ça demande du travail, mais c’est vraiment tripant!"