Les Pieds des anges : Toucher terre
Scène

Les Pieds des anges : Toucher terre

Avec Les Pieds des anges, une oeuvre riche et belle, on assiste à une rencontre de grands esprits.

Faut-il résumer en quelques lignes une fable aussi dense que celle de la plus récente pièce d’Evelyne de la Chenelière? Disons simplement que Marie, un personnage dédoublé et joué par Sophie Cadieux et Enrica Boucher, une intellectuelle soutenant sa thèse sur l’apparition des pieds des anges dans l’art de la Renaissance, nous fait progressivement glisser de cette première époque de "glorification de l’homme par l’homme" jusqu’à sa propre histoire, celle d’une jeune fille survalorisée par ses proches après le suicide de son frère.

Glorifiée par le regard de l’autre sans s’y retrouver, elle baigne dans la mélancolie, tel un Hamlet perdu dans une époque qui n’est pas la sienne, sans quête vengeresse et sans tragédie digne de ce nom pour l’orienter. Le spectacle offre d’ailleurs une savoureuse scène de figuration sur le plateau d’une adaptation hollywoodienne d’Hamlet. Marie suit aussi un cours de salsa, une activité qui lui apparaît pourtant vaine et "narcissique", comme une sorte d’"autocélébration" puérile. Mais je m’égare déjà. Voyez comme l’exercice du résumé est une tâche exigeante: chaque morceau du texte renvoie toujours à un tout autre monde, toujours aussi passionnant que le précédent. Je me confesse vaincu.

À la structure spatiotemporelle éclatée de la pièce, la metteure en scène Alice Ronfard répond par une grande maîtrise de l’espace, des éclairages magnifiquement découpés et une orchestration fluide et naturelle du mouvement. Du texte riche et touffu, ouvert sur une multiplicité de sens et de référents, elle ne réduit rien et l’éclaire d’un jeu vif et lumineux, qui ne verse jamais dans la psychologie ou les bons sentiments mais demeure ancré dans l’humanité profonde. Chaque élément amené sur scène est au service de l’autre; une mise en scène intelligente et cohérente qui déplace constamment notre regard, pour mieux voir et ne rien perdre.

À travers les peintures de Léonard de Vinci et de Giotto (projetées en arrière-plan dans un souci d’évocation), la présence d’une caméra sur rail, la consultation d’un album photo et la reconstitution de scènes d’anthologie familiale (entre autres, un superbe moment où Cadieux joue les ballerines), se forge aussi un discours sur la dictature de l’image et l’exacerbation individualiste. Mais pour savourer vraiment tous les possibles de cette oeuvre foisonnante, il faut courir à l’Espace Go.