Loui Mauffette, Francis Ducharme et Clara Furey : Tout donner

Quand il entre dans la salle de répétition du nouveau Quat’Sous pour notre entretien, Loui Mauffette vient de passer une nuit blanche à remettre en question la structure de son spectacle. Ses comparses Francis Ducharme et Clara Furey, qui nous rejoindront quelques minutes plus tard, encaisseront la nouvelle sans sourciller outre mesure. Ils ont l’habitude des revirements de situation; Mauffette est un ouragan incontrôlable. "Quand je travaille avec Loui, dit Ducharme, je prends le rôle du "calmeur" de tempête. J’essaie d’apaiser le mouvement. Mais pas trop, parce que c’est son caractère impétueux qui lui permet de faire cohabiter sur scène des éléments à première vue incompatibles et de créer des mélanges explosifs."

APRES LA TEMPETE

Dans les charbons, c’est d’abord la réponse à une invitation d’Éric Jean, directeur artistique du Quat’Sous. Il dit avoir été "ébloui" par Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent, le premier spectacle de Mauffette (après plusieurs années de silence à oeuvrer comme attaché de presse). Il n’est pas le seul à être sorti de là en état d’apesanteur, planant sur les restes vibrants de ce banquet poétique hors norme. Avec sa brochette de 24 acteurs hétéroclites, sa sélection de poésie disparate et ses allures de repas de fin du monde, le spectacle a eu l’effet d’une petite révolution et a fait les beaux jours du Festival international de la littérature en 2006, 2007 et 2008. On attendait la suite avec impatience.

Mauffette avait très hâte de se remettre au travail, même s’il admet que "ça a été vraiment long et atroce de se défaire du premier spectacle" et qu’il ressent aujourd’hui "une immense pression". L’urgence est d’ailleurs à la base du spectacle, qu’il a baptisé Dans les charbons pour évoquer le sol brûlant, l’impression de marcher en territoire risqué ou d’embraser la scène d’une poésie intempestive. "Je travaille comme si c’était la dernière fois, comme si j’allais mourir en sortant du Quat’Sous. Je dois résister à la tentation d’inclure dans le show tout ce que j’aime sans distinction, je suis un vrai bordélique. Il y a toutes sortes de textes dans ce spectacle-là, mais je ne veux pas que ça aille dans tous les sens."

Le trio reconnaît pourtant qu’il est difficile de décrire l’objet, d’y déceler une direction précise. Ni théâtre, ni danse, ni récital de poésie, ni concert, ni spectacle de variétés, mais un peu tout ça à la fois? Mauffette aime bien l’analogie de la parfumerie. "Quand tu entres dans une parfumerie, il y a une surcharge d’odeurs, il y a des parfums qui te vont mieux que d’autres, mais le mélange fait son effet, et le lieu est habité d’une seule et même atmosphère quand même." Ducharme, lui, parle de partage et d’acte de générosité. Il emprunte les mots de la poétesse Geneviève Desrosiers: "On ne peut pas tout avoir, mais on peut tout donner." C’est ça, Dans les charbons, une véritable offrande.

MERE COURAGE ET SES ENFANTS

Si Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent était l’hommage posthume d’un fils envers son monstre de père (Loui est le fils de Guy Mauffette, célèbre animateur de la radio d’État), le metteur en scène dit cette fois s’inspirer de sa mère, cette femme dévouée qui lui a appris l’amour et la bonté. Il faut dire qu’il n’a pas eu une enfance ordinaire – il ne se fait d’ailleurs pas prier pour la raconter.

Autour de la grande table de la maison familiale, il a vu passer les personnalités les plus en vue du Québec, qui allaient y partager repas et grandes idées. Il n’en a pas moins développé contre son père un brin de colère (aujourd’hui évacuée, il va sans dire). C’est que derrière les exubérances du paternel, il y avait la douceur et le courage d’une femme de coeur, jamais honorée à sa juste valeur. "Ma mère faisait la cuisine pour les huit enfants et tous les amis de mon père. Elle recevait aussi les maîtresses de mon père, y a rien qu’elle n’a pas fait. Je veux saluer le courage de cette femme qui a aimé en silence et m’a enseigné la compréhension."

Le souvenir de sa mère lui sert donc d’impulsion créatrice. "Les deux ou trois poèmes qui seront joués par le jeune Antoine L’Écuyer font plus directement référence à mon enfance, mais la figure de ma mère demeure ensuite en sourdine." Mauffette lira lui-même un texte de Boris Vian en début de spectacle, "pour donner le ton, dit Ducharme. Même s’il n’a pas beaucoup joué ces dernières années, Loui a une façon d’écouter et de regarder qui est vraiment unique, et ça influence sa présence; il dicte à tout le monde l’état d’esprit".

La distribution compte aussi la grande Andrée Lachapelle, ainsi que Kathleen Fortin, François-Xavier Dufour, "un jeune premier romantique avec un côté trash", Nathalie Breuer et "sa manière de dire si particulière", Adèle Reinhardt dans un rôle muet, Shawn Cotton, un poète vagabond que Mauffette appelle son Bob Dylan, Isabelle Vincent, Patrice Coquereau, Émilie Gilbert et Émile Proulx-Cloutier. Clara Furey, en plus d’avoir composé la musique avec Michel Smith et de donner vie aux mots de Claude Gauvreau, dansera avec Francis Ducharme un extrait du plus récent spectacle de Danièle Desnoyers auquel elle a collaboré.

La jeune danseuse et musicienne se réjouit de participer à ce spectacle "unique parce qu’il reflète les goûts extrêmement variés de Loui et Francis, mais aussi parce qu’il lance de nouvelles paroles. On va lire, entre autres, un poème de Francis La Haye qui n’a pas encore été publié, et c’est l’un des poèmes les plus longs du show. C’est vraiment une joie de jouer ainsi les défricheurs".

Et quoi d’autre? Un hommage bien senti à Patrice Desbiens, des textes de Leonard Cohen, un poème de l’auteure russe Polina Barskova, des écrits de Jean Genet, Marguerite Duras, Aragon, Marina Tsvetaïeva et même de l’actrice Jacqueline Barrette (auteure de nombreux monologues dans les années 60). Y aura-t-il, cette fois, une longue table de banquet pour accueillir la rangée de comédiens? Oui, mais Mauffette promet de la réinventer, de l’utiliser différemment. On ira certainement voir.

LE NOUVEAU QUAT’SOUS: VISITE GUIDEE

Au rez-de-chaussée: le hall d’entrée. C’est là que nous attend notre guide, le directeur artistique Éric Jean, heureux de dévoiler enfin son nouveau théâtre, qui ouvre cinq mois plus tard que prévu. "On a eu une mésentente avec une institution financière qui craignait que notre levée de fonds ne soit pas un succès", explique-t-il brièvement. Mais tout ça, c’est du passé; aucune trace de la mésaventure ne subsiste dans le hall, lequel récupère avec goût quelques éléments de l’ancien bâtiment. Ici, un mur de brique a été reconstruit dans l’esprit de l’ancienne synagogue, là, un fauteuil antique a été réinstallé. Dans l’escalier qui nous mène à la salle de spectacle, on remarque les immenses vitrines et l’abondance de lumière. "On voulait à tout prix briser l’image de la petite maison hantée et l’aspect élitiste de l’ancien théâtre", explique Jean. L’intimité, par contre, est toujours de mise dans la salle. Il y a 170 sièges au total, c’est dix de plus qu’avant, mais tout respecte le même modèle: les sièges sont larges, rouges et confortables. Le balcon a une meilleure inclinaison et la scène est légèrement plus grande, qui s’en plaindra? À l’étage, une salle de répétition fonctionnelle et lumineuse, qui accueillera à l’occasion des enfants pour une activité de conte ou d’aide aux devoirs: le Quat’Sous veut s’inscrire dans la communauté. Sans compter qu’un nouveau théâtre, ça donne des idées de grandeur à son directeur artistique. "Je veux désormais en faire un lieu d’épanouissement des méthodes de création, permettre à des artistes d’essayer des méthodes personnelles sans toujours recourir au texte dramatique."