Maldoror-Paysage : Théâtre de la cruauté
Après L’Énéide, de Virgile, voilà qu’Olivier Kemeid plonge dans l’oeuvre de Lautréamont avec Maldoror-Paysage, un spectacle très éclectique.
À l’image de l’oeuvre labyrinthique de Lautréamont, la pièce d’Olivier Kemeid ne saurait être jugée selon une seule et même perspective. À la sortie du spectacle, il faut se prêter à l’exercice de la décantation progressive – ce qui est le propre des spectacles intelligents et durables. L’auteur et metteur en scène de Maldoror-Paysage a raison de voir dans Les Chants de Maldoror une matière malléable, tant ce "poème" ne se soucie guère de la linéarité.
Le collage qui nous est proposé en chambarde la chronologie en exposant d’abord des épisodes du sixième chant. Moments charnières de l’oeuvre, où Isidore Ducasse séduit le jeune Mervyn et finit par le tuer, après quoi il deviendra Maldoror, être violent et cruel qui lutte contre sa conscience. Kemeid y glisse aussi des éléments de la biographie de Lautréamont, adolescent rejeté qui aurait conservé de cette période des blessures tout au long de sa vie. Puis, le metteur en scène se laisse porter par les déraillements du bouquin. Le spectacle est éclaté dans sa forme, effleurant le spoken word, l’adresse au spectateur et la marionnette. Une très contemporaine transposition des tourbillons formels du texte, même si tout cela n’est pas également maîtrisé et est difficile à digérer d’un coup. On a le sentiment qu’il y a là matière à deux ou trois spectacles.
À vrai dire, la pièce transmet mieux l’ambiguïté narrative des Chants de Maldoror que leur éparpillement. Sur scène, c’est l’idée d’un personnage démultiplié qui frappe, dans le rapport entre Maldoror (Pierre Limoges) et les corps frénétiques des autres personnages (Mathieu Gosselin, Jean-François Nadeau, Vincent-Guillaume Otis et Elkhana Talbi). Souvent unis dans une même émotion, ils se dissocient ensuite pour faire vivre l’imaginaire de Maldoror et le bestiaire étonnant qui en émerge (crapauds parlants et autres créatures hybrides).
C’est par là aussi que le spectacle revêt des allures de pièce-paysage. Le concept, duquel Kemeid se réclame, est de Gertrude Stein et définit des oeuvres dans lesquelles le spectateur est invité à promener librement son regard sur scène. D’un corps à l’autre, on peut effectivement voir le récit se démultiplier. Le décor, épuré mais multidimensionnel, convoque aussi une pluralité de lieux et d’actions. Mais ne soyons pas dupes: les mots prédominent et dirigent le regard, dans un spectacle traduisant avant tout l’amour de son metteur en scène pour les paroles fortes.