Alexis Martin, Pierre Lebeau et François Létourneau : Le choc des cultures
Alexis Martin redonne vie à Matroni et moi, une comédie qu’il a écrite, mise en scène et jouée il y a 15 ans. On en discute avec lui, mais aussi avec les deux têtes d’affiche du spectacle produit par La Compagnie Larivée Cabot Champagne, Pierre Lebeau et François Létourneau.
Pour Matroni et moi, thriller et comédie, détonant cocktail d’amour, de philosophie et de crime organisé, tout a commencé en 1994, entre les murs d’Espace Libre. "J’avais écrit beaucoup de choses avant, mais on peut dire qu’il s’agit de ma première pièce montée dans un contexte professionnel, précise Alexis Martin. On l’a d’abord jouée quatre fois, dans le cadre d’un laboratoire, un 5 à 7 sur la mort de Dieu. Le décor, c’était une table, quatre chaises, quatre tapis et quelques accessoires. Ça avait coûté peut-être 200 $. Disons qu’à l’époque, on assumait une sorte de pauvreté, on la revendiquait."
François Létourneau se souvient très clairement du moment où il a assisté au spectacle, avant même de terminer ses études au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. "Ce qui m’avait vraiment séduit, c’était de voir des amis monter le texte d’un ami. Ce côté très broche-à-foin, ça avait été une révélation. C’était comme si je prenais conscience que c’était possible de faire du théâtre avec peu de moyens. C’était tellement rafraîchissant, vivant et surtout inspirant." Pas surprenant que le comédien et auteur, qui n’a pas joué au théâtre depuis quelques années, ait démarré en 2000, avec des amis, sa propre compagnie, le Théâtre ni plus ni moins, et qu’il ait décidé d’y produire un théâtre qui raconte avant tout des histoires et qui s’appuie essentiellement sur le jeu de l’acteur.
REVOIR SES CLASSIQUES
Quinze ans après la première mouture, Martin signe, à la demande de La Compagnie Larivée Cabot Champagne – qui donne enfin dans le théâtre! -, une nouvelle mise en scène de sa pièce. Rappelons les grandes lignes de cette aventure pleine de rebondissements et de quiproquos. Gilles (François Létourneau dans le rôle créé par Martin) est un jeune étudiant en philosophie. Issu d’un milieu aisé, il vit une histoire d’amour peu conventionnelle avec une sympathique barmaid, Guylaine (Émilie Bibeau dans le rôle créé par Guylaine Tremblay), dont le frère Bob (Gary Boudreault), moins sympathique, fricote avec la pègre. Pris dans une histoire de règlement de comptes, Bob demande à Gilles d’aller livrer un document important au véreux Matroni (Pierre Lebeau). Mais l’étudiant, se croyant malin, remplace le message par une feuille blanche. La rencontre entre Gilles et Matroni se transformera rapidement en un affrontement idéologique haut en couleur. Malgré les menaces, le jeune intellectuel restera sur ses positions… jusqu’à l’arrivée impromptue de son père (Jacques L’Heureux dans le rôle créé par Robert Gravel).
Comment Alexis Martin explique-t-il l’immense succès de sa pièce, depuis sa création par le Nouveau Théâtre Expérimental (NTE) en 1994 jusqu’à l’adaptation cinématographique de Jean-Philippe Duval en 1999, en passant par des reprises à Montréal, Québec et une tournée à travers la province, tout ça entre 1995 et 1997? "Je n’ai pas de théorie unifiée, comme on dit en physique, mais c’est probablement parce que c’est une comédie qui fait rire tout en ayant le mérite de soulever des questions éthiques importantes. Au Québec, souvent, on a associé le rire à quelque chose d’un peu écervelé, d’un peu creux. Avec Matroni et moi, peut-être que la jeune génération a découvert qu’on pouvait aborder des sujets graves tout en se tapant la cloche."
Mais n’a-t-on pas toujours ri avec intelligence au NTE? "Oui, mais les pièces n’étaient pas nécessairement des comédies, précise Martin. Matroni et moi, c’était vraiment bâti pour être une comédie, tandis qu’au NTE, on fait des spectacles assez éclatés, assez imaginatifs, mais ce n’est pas nécessairement orienté vers le rire." Il est vrai que la pièce table sur une structure comique assez classique. "Le choc des cultures, c’est classique en comédie. Tu prends le malfrat et le bourgeois, le paysan et le seigneur… C’est un principe dramaturgique vieux comme le monde, un excellent ressort comique, une formule toujours efficace." "Dans le fond, ajoute Létourneau, c’est le bon vieux principe du fish out of water. Mais il y a une couche de plus dans la confrontation des deux discours, un aspect philosophique qui ne serait pas poussé à ce point dans un film d’Hollywood, par exemple."
Dans la deuxième partie, avec l’arrivée du père de Gilles, avocat, la pièce bascule complètement. "Sans qu’on l’ait vu venir, explique Létourneau, ça devient un vrai drame familial. C’est beaucoup ça qui fait l’originalité de la pièce." "Tout à coup, c’est le spectacle du père, estime Martin. Il y a une passation, un relais. Au début, il semble que ce soit Gilles qui mène l’histoire, ensuite Matroni, et puis à la fin, il se trouve que c’est le père qui mène."
CODES D’ETHIQUE
Pour Martin, qui a passé sept ans à étudier la philosophie à l’Université de Montréal, le théâtre a toujours été un espace de choix pour aborder des questions métaphysiques, sociologiques ou anthropologiques. Pensons notamment à des pièces comme Bureaux, Tavernes ou Sacré Coeur. Dans Matroni et moi, c’est la mort de Dieu qui préoccupe les protagonistes, qu’ils en soient conscients ou non.
"Le thème de la mort de Dieu, c’est central dans les études philosophiques actuelles, c’est la grande rupture, le grand pivot en ce qui concerne la pensée occidentale. C’est le désenchantement du monde qui s’accomplit. J’ai toujours été passionné par la pensée nietzschéenne. En même temps, je suis un comédien comique, un gars de théâtre qui a toujours été attiré par la comédie. Je me suis donc demandé comment marier ces deux thèmes-là. Comment parler de la mort de Dieu sans faire une conférence. En faire une comédie, voilà le défi que je me suis lancé."
Pour le créateur, la pièce pose, certes avec beaucoup d’humour, une question déterminante. "Entre le monde de nos grands-parents et le nôtre, il y a une grande rupture, celle de l’éthique religieuse. L’éthique religieuse était simple: il y avait un juge après, tu étais jugé sur tes actes, il y avait un tribunal. Aujourd’hui, tout cela a disparu. C’est donc dire que les choses se règlent sur Terre, ici et maintenant. Entre deux générations, ça a changé complètement la façon de voir les choses. Je pense que c’était inévitable. Comme société, nous sommes dans une grande période de transition, c’est-à-dire qu’il faut inventer une morale laïque, ce qui n’est pas évident du tout. Pour un dramaturge, vivre dans une société où il n’y a plus d’Église dominante, c’est passionnant. Je n’ai pas de jugement à porter là-dessus, mais il y a une matière nouvelle, inédite, un vide qu’il faut remplir."
Pour Martin, cette recréation est un grand moment de bonheur. Un privilège. "Ce qui est vraiment tripant, c’est d’avoir François et Émilie avec nous. Je les trouve excellents. François est rentré dans la logorrhée de Gilles comme un poisson dans l’eau. Émilie a une énergie peu commune, elle est très forte et très juste. C’est un vrai bonheur pour un auteur que de pouvoir projeter sa pièce dans une autre génération. En fait, tout cela est aussi plaisant à fabriquer que ce l’était il y a 15 ans. Peut-être même que j’y goûte plus, étant donné que je ne joue pas dans le spectacle."
PIERRE LEBEAU ET LA DEMESURE
Qui d’autre que Pierre Lebeau peut jouer Matroni? Pas évident. On a l’impression que le comédien est le seul à pouvoir rendre justice au personnage, un mafieux qui bout comme un volcan. Heureusement pour nous, il a accepté de reprendre le rôle. "Je suis extrêmement content de reprendre ça. Pour moi, c’est un peu comme si je reprenais une pièce de répertoire, comme si je retrouvais un vieux chum. Jouer avec François et Émilie, ça change les énergies, on n’a pas les mêmes réflexes, on n’est pas tout à fait sur le même rythme, mais le résultat est tout aussi efficace."
Comment le comédien explique-t-il le parcours exceptionnel de Matroni et moi? "Il y a plusieurs raisons, à mon sens. D’abord, c’est une pièce extrêmement bien construite, qui met en scène des personnages qui sont véritablement des antagonistes, diamétralement opposés, qui ont des psychologies tellement éloignées l’une de l’autre que ça crée une confrontation extrêmement forte. Ensuite, je dirais que ça tient à l’intelligence de la comédie. Elle est redoutablement efficace. C’est peut-être l’une des meilleures qui aient été écrites pour le théâtre. C’est une pièce intemporelle qui pose une question fondamentale: qu’est-ce qui est le plus valable, la justice des hommes ou la justice divine? Je pense que les gens se sentent valorisés de pouvoir soupeser le pour et le contre de chacune des théories qui sont incarnées par les personnages de Gilles et de Matroni. Il y a aussi quelque chose d’excessif dans cette pièce, une urgence qui fait en sorte que les gens se sentent très interpellés."
Comment endosse-t-on un personnage aussi excessif que Matroni en évitant la caricature? "Je n’ai jamais eu peur d’interpréter des personnages plus grands que nature. À partir du moment où les personnages sont habités par une certaine vérité, la question ne se pose pas. Dans la dramaturgie, on a souvent, je dirais même de plus en plus affaire à des personnages extrêmement ternes, un peu à l’image de notre société. Il a été une époque où les personnages colorés abondaient. Tout ca pour dire que je pense que des personnages comme Matroni, ça existe! Il n’y en a pas à tous les coins de rue, mais ça existe. Il est excessif, outrancier, mais, pour avoir côtoyé certaines personnes dans certains milieux un peu douteux, je peux te dire que ça existe."
Le comédien reconnaît qu’il ne retrouve pas le rôle de Matroni comme on retrouve une bonne vieille paire de pantoufles. "C’est difficile à jouer. Il y a un esprit extrêmement particulier à mettre en lumière. Si tu n’es pas sur la bonne note, ça peut être curieux. Il ne faut surtout pas avoir peur, du moins dans mon cas, de la démesure. Parce que si Matroni est démesuré, Gilles l’est tout autant. Dans sa quête d’absolu, il est complètement excessif. En fait, ce qui est beau, c’est qu’ils sont tous les deux déconnectés de la réalité. On a un peu l’impression d’assister à une confrontation entre un avocat de la couronne et un avocat de la défense. L’un va tout faire pour faire acquitter quelqu’un qu’il sait pertinemment coupable et l’autre va tout faire pour mettre en dedans quelqu’un qu’il sait pertinemment innocent."