Denis Marleau : La relation entre les êtres
Scène

Denis Marleau : La relation entre les êtres

On ne peut que se réjouir à l’idée que Denis Marleau renoue avec la plume drôle et cruelle de Thomas Bernhard. Le directeur de la compagnie Ubu s’approprie Une fête pour Boris, la première pièce de l’auteur autrichien mort en 1989.

En 1995, le metteur en scène Denis Marleau nous offrait une extraordinaire adaptation d’un roman de Thomas Bernhard, Maîtres anciens. Outre l’émerveillement esthétique, qui était franchement au rendez-vous, il y avait là de quoi rire en grinçant des dents, de quoi réfléchir profondément sur le rôle de l’art et sur les aléas de la vie en société. Un merveilleux souvenir. La partition à laquelle le directeur de la compagnie Ubu s’intéresse ces jours-ci, la première oeuvre dramatique de l’auteur autrichien, créée par le grand metteur en scène allemand Claus Peymann en 1970, est tout aussi cinglante, tout aussi sulfureuse.

"C’est une pièce que j’ai découverte très récemment, explique Marleau. Il y a plus ou moins deux ans, en fait. Ce qui m’a intéressé, c’est qu’elle est à peu près inconnue, très rarement jouée. Ce n’est pas pour ça qu’il fallait que je la monte, mais plutôt parce qu’elle m’a beaucoup intrigué. Parmi les personnages, il y a "treize culs-de-jatte venus de l’hospice pour infirmes". Disons que ça commence à devenir impossible, ou tout au moins que ça pose plusieurs problèmes." Pour un metteur en scène avide de puzzles du genre, on imagine bien que la matière était rêvée. "Tout de suite, j’ai été emballé. Ça s’est vraiment imposé. Le défi était trop beau. J’avais même un projet en cours que j’ai tassé pour faire passer celui-là devant. À vrai dire, il y avait dans cette pièce quelque chose d’assez évident pour moi, un chemin d’exploration que j’entrevoyais clairement."

JEUX DE POUVOIR

La pièce de Bernhard, dans laquelle on sent les influences du théâtre de l’absurde, plus précisément de Beckett, mais aussi des Bonnes de Genet, est divisée en trois parties. Avant la fameuse fête, on assiste à deux préludes, des tranches de vie qui sont essentielles à la suite des choses. Nous sommes sans contredit dans ce qu’il est convenu d’appeler un théâtre de l’attente. Dans la première partie, on découvre la relation tordue qu’entretiennent la Bonne Dame (Christiane Pasquier), privée de ses jambes à la suite d’un accident, et sa servante Johanna (interprétée par le comédien belge Guy Pion). La deuxième partie se déroule au retour d’un bal de bienfaisance. Le personnage de la Bonne Dame, manipulatrice égoïste et pourtant mécène, est de plus en plus défini. Puis arrive enfin l’heure de la fête, celle qu’on organise pour Boris, le demeuré que la Bonne Dame a épousé, un homme-poupée qui est, lui aussi, amputé de ses deux jambes. Pour cet anniversaire pas banal, treize culs-de-jatte sont attendus. Un beau délire en perspective.

"La pièce témoigne d’une grande conscience du plateau, explique Marleau. L’air de rien, tout est là dans ce premier essai scénique. Son architecture est raffinée, complexe. On retrouve le langage, mais aussi les paradigmes chers à Bernhard, cette façon de faire interagir les personnages, cette tension. Il y a le silencieux, celui qui est forcé d’écouter, et la logorrhée, cette pensée verbale infinie qui se déplie sans arrêt à côté." Voilà une relation qui n’est pas sans évoquer celle qui est au coeur du Complexe de Thénardier, cette pièce de José Pliya à laquelle Marleau se consacrait il y a peu. "Effectivement, cette continuité m’a fasciné, explique le metteur en scène. Il y a des rhizomes entre les personnages. Dans les deux cas, il y a une relation tyrannique, maître-esclave, une dépendance… Johanna, c’est les jambes de la Bonne Dame, mais c’est aussi bien d’autres choses. Il faut savoir que Bernhard s’est beaucoup projeté dans cette pièce." Marleau fait ici référence à la relation platonique mais bien particulière que l’auteur a entretenue jusqu’à la fin de ses jours avec Hedwig Stavianicek, une femme qu’il considérait comme sa compagne et amie, son "être vital".

Cette fois, comme dans ses Fantasmagories technologiques (Les Aveugles, Comédie et Dors mon petit enfant), Marleau emploie la vidéo pour faire naître des visages, pour les projeter sur des surfaces atypiques. "À vrai dire, ça ne concerne qu’un tiers du spectacle, explique-t-il, mais c’est le point culminant, la fameuse fête. Dans la pièce, il y a partout des jeux de masques, des permutations du personnage à travers une certaine marionnettisation. C’est tout ça qui m’a intéressé. Je me suis dit qu’il y avait là une façon de travailler sur le déplacement du personnage, sur sa duplication, de lui faire prendre des formes diverses, des échelles différentes." Ainsi, masques, poupées ou effigies devraient être au rendez-vous. Pour en savoir plus, il faudra voir le spectacle, parce que le metteur en scène, les deux pieds dans la lave mouvante de la création, refuse d’en révéler davantage.