Annabel Soutar : Sous les décombres
Scène

Annabel Soutar : Sous les décombres

Ceux qui croient que la commission Johnson a mis un point final à la saga de l’effondrement du viaduc de la Concorde se trompent. Avec le projet Sexy Béton, Annabel Soutar utilise la scène pour dévoiler la face cachée de l’histoire.

Éplucher des documents officiels du ministère des Transports et faire des pieds et des mains pour obtenir un entretien avec Pierre-Marc Johnson, ancien premier ministre du Québec et président de la commission d’enquête sur l’effondrement du viaduc de la Concorde, ce ne sont pas exactement des occupations prisées par les gens de théâtre. Mais Annabel Soutar, à la barre de la compagnie de théâtre documentaire Porte Parole, préfère jouer les détectives que de passer des nuits blanches à chercher l’inspiration divine.

C’est une femme de terrain, une chercheuse impitoyable qui aime se retrouver devant une montagne de documents et d’informations pour y chercher la poésie. Cette fois, elle l’a trouvée dans un sujet dense et complexe, mais pas très sexy: la problématique de la détérioration de nos infrastructures routières. Son enquête, qu’elle présente en cinq courtes pièces étalées sur deux saisons, propose une conclusion différente de celle de Johnson, mettant en lumière la corruption, le copinage et le point de vue des citoyens et des victimes. On verra bientôt le premier épisode, la suite étant prévue pour l’automne.

Après une phase de recherche documentaire, Soutar se présente à Johnson en compagnie de sa dramaturge (nulle autre que Carole Fréchette) et lui demande pourquoi personne n’a été tenu responsable de la tragédie. La première d’une longue série d’entrevues. "J’ai obtenu plusieurs réponses à mes questions, raconte-t-elle. Le viaduc a été construit dans les années 60, au moment où l’on construisait partout à cause de l’Expo et des Olympiques, alors on a tout fait rapidement et à bas prix. Sans compter qu’à Laval, disons que le maire était très proche de certaines compagnies qui ont réalisé les travaux, et il contrôlait tout, même si les infrastructures sont de juridiction provinciale. La plupart de ceux qui ont obtenu des contrats ont leur siège social à Laval et contribuaient à la caisse électorale du maire. Je n’ai pas de preuves pour affirmer ce dernier point, mais assez de témoignages pour le suggérer." Ce n’est pas tout, bien sûr, mais il faut bien se réserver quelques surprises.

Comment Soutar s’y prend-elle pour faire parler tous ces gens? "Plusieurs n’ont accepté de parler que sous le couvert de l’anonymat, mais en général, les gens sont moins réfractaires à parler à une auteure de théâtre qu’à un journaliste. Ils ne croient pas que ça aura un impact fulgurant. De mon côté, je me dis qu’on ne sait jamais ce que le théâtre peut créer comme répercussions, et j’espère un peu que la pièce permettra de mieux diffuser des informations qui n’ont pas encore été dévoilées. Comme j’ai aussi récolté les témoignages et les commentaires des citoyens, je sais que c’est encore un sujet chaud, qui intéresse la population et ne va pas atterrir dans le vide. Je voudrais qu’on tire quelque chose des débris de l’effondrement, qu’on se demande si on est satisfaits, deux ans après l’événement, de la manière dont les choses se sont passées."

Reste que l’objectif premier, c’est de raconter l’histoire de manière fluide et sensible, par l’entremise de deux personnages: des narrateurs-enquêteurs en conflit, qui recréent en quelque sorte le processus de recherche et de création sur scène. "Ils ont deux perspectives différentes sur le sujet, précise Soutar, et représentent mes propres tiraillements pendant le processus." Tout ça est entièrement bilingue, avec traduction simultanée par casque d’écoute dans l’une ou l’autre des deux langues officielles, et il y aura discussion chaque soir après le spectacle, la dernière étant animée par l’avocat Julius Grey.

Après le premier épisode, coup d’envoi au cours duquel le projet sera présenté dans ses grandes lignes, les quatre autres pièces aborderont l’effondrement sous différents angles. "Il y a trois univers distincts dans cette affaire-là, explique l’auteure. D’abord les firmes privées de génie-conseil, ensuite les entrepreneurs généraux et le ministère des Transports: le trio conception-construction-maintien. Chacun de ces groupes est décortiqué dans une pièce, et le dernier épisode s’attarde à la figure du citoyen et se demande si nous sommes responsables de la détérioration des infrastructures, en tant que citoyens qui votent aux élections."