Pippo Delbono : Sortir de l’ombre
Le metteur en scène et comédien italien Pippo Delbono débarque au Festival TransAmériques avec Questo buio feroce, une fresque bigarrée où la vie et la mort marchent courageusement main dans la main.
Tout a commencé avec un livre, This Wild Darkness, l’autobiographie de l’écrivain juif états-unien Harold Brodkey, mort du sida en 1996. Dans ces pages, le créateur italien Pippo Delbono, lui-même séropositif, s’est reconnu, a trouvé des correspondances avec son propre parcours, sa propre histoire. C’est de là qu’est né Questo buio feroce, un spectacle qui n’est ni plus ni moins qu’un apprivoisement de la mort, "cette obscurité féroce".
"Tout le temps, lance Delbono au bout du fil, le théâtre a parlé de la maladie, a cherché à comprendre l’être humain par sa douleur, ses contradictions, sa violence. Depuis la tragédie grecque. Depuis Shakespeare. C’est encore plus important maintenant, alors que la politique, la télévision et le cinéma sont soumis aux lois du marché. Il est actuellement difficile de trouver un endroit où observer l’âme humaine en profondeur. Nous sommes dans une guerre qui n’est pas évidente, mais qui est bel et bien là. En ce sens, le théâtre est un processus spirituel et politique, une rare occasion de nous regarder, de trouver le sens de nos vies."
Questo buio feroce est une étrange cérémonie, un carnaval grotesque, un cabaret angoissant mais parsemé de beauté pure. On rencontre un homme au corps décharné, un autre qu’on suspend et qu’on écartèle, des travestis, des mannequins pas banals, des hommes et des femmes tout droit sortis du 18e siècle et un cortège de pleureuses. Entre autres. Les images et les musiques les plus diverses se juxtaposent, les frontières entre les époques s’abolissent, le théâtre, la danse et la narration sont conviés.
"Je cherche à raconter une histoire, explique Delbono, mais pas seulement avec des mots. Il y a beaucoup d’éléments qui entrent en ligne de compte: les images, la musique, la danse, les petits gestes… Par moments, il est impossible d’utiliser les mots, inutile. Il y a des situations qui, pour être racontées, ne nécessitent aucune parole. Au théâtre, selon moi, il y a des moments importants où il faut arrêter la parole et laisser chacun mettre des mots sur ce qui se déroule sur le plateau. Comme ça, c’est plus libre, il n’y a pas d’obligation de voir ou de comprendre ceci ou cela. Je fais du théâtre pour les gens qui écoutent, mais aussi pour ceux qui regardent, et même pour ceux qui, comme les sourds, ne font que regarder. Plus qu’aux idées ou à la culture, je m’intéresse au sens profond des choses, celui que même un analphabète peut capter."
On ne peut parler de Pippo Delbono, du travail incomparable que cet homme qui vient de fêter ses 50 ans accomplit depuis plus de 20 ans, sans parler de sa troupe. Le théâtre, pour lui, ce sont les comédiens. Les siens sont souvent des laissés pour compte, des hommes et des femmes hors norme, dotés d’une présence incomparable. Il y a Nelson Lariccia, clochard, Bobò, sourd-muet microcéphale que le metteur en scène a arraché à 45 ans de l’asile psychiatrique, et Gianluca Ballare, trisomique. "Grâce aux acteurs de ma compagnie, je ressens la nécessité d’une nudité profonde, le besoin d’être sur un plateau avec un cri, un désir de trouver quelque chose qui aille plus loin que les conventions de l’esprit. Ils me donnent de la force, du courage et de la folie."