63e Festival d’Avignon – 2e semaine : La Terre vue du ciel
Dans un hangar situé à Châteaublanc, non loin d’Avignon, Wajdi Mouawad dévoilait Ciels. Une première mondiale. Un spectacle très attendu. Après Littoral, Incendies et Forêts, l’auteur et metteur en scène referme avec superbe ce cycle que l’on peut d’ores et déjà considérer comme son magnum opus: Le Sang des promesses. Quoiqu’il soit emblématique de la démarche de Mouawad, le dernier volet du quatuor constitue tout de même un renouvellement. C’est-à-dire qu’il y est encore une fois question de guerre, d’exil, de filiation, de mort et de naissance, mais il y a dans la forme et la densité de cet ouvrage la preuve irréfutable que le créateur ose de nouvelles voies. Ce changement, c’est celui que Seuls annonçait. Ainsi, la peinture joue un rôle crucial dans Ciels, elle cristallise la grandeur et la décadence du genre humain, elle recèle les balbutiements et l’avenir de l’humanité.
Si les trois premiers pans du quatuor mettaient en scène des personnages engagés corps et âmes dans la découverte de leurs complexes origines – Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup -, le dernier chapitre déploie une quête (pour ne pas dire une enquête) qui a des résonances bien plus vastes encore. Cinq espions s’affairent à décoder les conversations téléphoniques. Leur objectif: prévenir un attentat terroriste d’une ampleur inégalée. Leurs éléments de preuve: des phrases absconses et un tableau de Tintoret. Chaque minute compte. Tout cela évoque fortement le Da Vinci Code, mais ce n’est pas gênant. Pas gênant parce que le spectacle entrelace d’une manière bouleversante cette mission plus grande que nature à la vie personnelle des protagonistes, transcende largement l’aspect suspense, tout en sachant en tirer profit.
Grâce à un dispositif scénique particulièrement efficace, la scène et la salle ne font qu’un. Sur son tabouret, le spectateur est littéralement captivé, captif. Les sons et les images entourent, englobent. Impossible de se soustraire à la fascination qu’exerce cette boîte, ce bunker de fureur et de beauté. La poésie de Mouawad est plus souveraine que jamais, et le jeu de Stanislas Nordey, dans la peau du plus incandescent des espions, fascine. Bien entendu, il y a quelques éléments qui clochent – le jeu disparate des comédiens, deux ou trois scories techniques et l’invraisemblance de certains accessoires -, mais ce sont des erreurs négligeables dans un spectacle qui émeut si intensément, en reliant les décès et les naissances, la splendeur et l’horreur, les cris de révolte et ceux de la création.
Le Polonais Krzysztof Warlikowski faisait son entrée dans la cour d’honneur du Palais des papes. Le sulfureux metteur en scène, dont les spectateurs du FTA ont pu découvrir le talent avec Purifiés, de Sarah Kane, et ceux du Théâtre français du CNA, avec Krum, de Hanock Levin, offrait (A)pollonia, un collage de textes, une juxtaposition de mythes, une succession d’images, de figures et de récits. Les images, qui naissent souvent entre les parois de vastes cubes de verre, sont plusieurs fois percutantes. Les figures sont tragiques, mythologiques, mais aussi profondément humaines; des individus capables du pire et du meilleur. Les récits sont nombreux, peut-être trop, voire redondants, mais ils ont le mérite de croiser les tons et les époques, de multiplier les éclairages sur une violence millénaire.
Créé à Varsovie le 16 mai dernier, (A)pollonia est une réflexion sur les pages les plus noires du 20e siècle, celles de la Seconde Guerre mondiale. Au menu: viols, meurtres, exterminations et sacrifices. À coup de musique, de chansons, de projections vidéo en direct, le spectacle s’attaque aux dérives du pouvoir, qu’il soit politique, médiatique ou autre. Si la création de Warlikowski partage des thèmes avec la trilogie de Mouawad, présentée au même endroit quelques jours plus tôt, elle fait surtout office de contrepoint. Alors que Littoral, Incendies et Forêts sont des spectacles fondés sur le récit, (A)pollonia est une suite de bribes, un assemblage de fragments, quatre heures et demie de théâtre sans une seule histoire fondamentale, fédératrice. Ainsi, notre intérêt fluctue. La représentation fascine, puis déconcerte, bouleverse, puis ennuie.
Pour aborder l’holocauste, les camps de la mort, mais surtout l’immense culpabilité que ces événements ont laissée (ou devraient avoir laissée) dans l’âme des citoyens du monde, Warlikowski cite l’Indien Rabindranath Tagore, les Grecs Eschyle et Euripide, l’États-Unien Jonathan Littell, la Polonaise Hanna Krall et le Sud-Africain J. M. Coetzee. Sans pathos, sans faire la morale, le metteur en scène plonge avec ses extraordinaires comédiens dans les abîmes de l’âme humaine. Pourtant, le résultat n’est pas dénué d’espoir. On sent, principalement dans les intermèdes musicaux – menés avec conviction par l’auteure-compositrice-interprète Renate Jett -, un appel à la révolution, à la fraternité, à l’amour et à la guérison. C’est sur cette note que la soirée se termine. Quelque chose qui s’apparente à une résurrection.
LA MENZOGNA
L’Italien Pippo Delbono a profité du Festival d’Avignon pour dévoiler aux Français sa nouvelle réalisation: La Menzogna. Créé à Turin en octobre 2008, le spectacle aborde bien entendu le mensonge, sous toutes ses formes, mais plus précisément encore celui de la politique et de l’entreprise, celui qui unit horriblement les riches et les pauvres. En prenant pour point de départ l’incendie qui a éclaté dans une grande aciérie italienne en décembre 2007, et révélé les conditions de travail totalement inadéquates des ouvriers, Delbono signe un spectacle dérangeant, souvent insoutenable, parcouru de rage. La scène est habitée par des pauvres et des nantis, des prostituées et des clients, des bêtes de cirque et des spectateurs réjouis, des pécheurs et des curés, des victimes et des mafiosi.
Ici, les images ont encore plus de place que dans Questo buio feroce, la production qui était de passage à Montréal lors du plus récent FTA. Hormis une voix hors champ, quelques séquences vidéo et un extrait de Roméo et Juliette, le spectacle est pour ainsi dire entièrement composé d’images. Des images qui sont d’abord banales, voire naïves, et qui deviennent rapidement cruelles, violentes. En fait, la représentation dévoile, met à nu, donne à voir la véritable teneur du monde dans lequel nous vivons. L’expérience n’est pas réjouissante, elle est parfois même aride, voire irritante. Mais elle laisse une impression forte, des images qui ne nous quittent plus et auxquelles on ne cesse de trouver davantage de signification. Voilà qui résume bien la démarche de Delbono: concevoir des oeuvres baroques et bigarrées, des aventures atypiques qui ne séduisent pas, à tout le moins pas au sens où on l’entend généralement, mais qui font très certainement et durablement leur chemin en nous. C’est peut-être ça, le contraire du mensonge.