Gabriel Lessard et Olivier Morin : De l’autre côté du miroir
Pour donner le coup d’envoi de sa saison entièrement québécoise, Duceppe propose rien de moins qu’un nouveau Michel Tremblay, Fragments de mensonges inutiles. Entretien avec Gabriel Lessard et Olivier Morin.
"Quand chus avec lui, chus heureux à un point incroyable mais en même temps chus malheureux comme les pierres parce que je sais que va venir un moment ou y’en a un des deux qui va se tanner pis que l’autre va vouloir mourir." Parole de Manu, nouveau personnage de Michel Tremblay, dont l’amour démesuré pour son ami Jean-Marc dépasse l’entendement, laissant ses parents pantois.
La scène a lieu en 2009, dans la maison confortable d’une famille à qui tout a réussi. Pendant ce temps-là, chez Nana et Gabriel, parents de Jean-Marc, les choses se passent autrement. On est en 1959, et la pauvre Nana, alertée par l’aumônier, craint l’homosexualité de son fils. "Je veux pas que ça arrive à mon enfant. Mais chus sa mère pis je pourrais pas le condamner." Autres temps, autres moeurs? Pas si sûr que ça, semble dire Tremblay en confrontant ici deux époques et deux familles bien de leur temps autour d’un dérangeant jeune couple gai. Comme si, malgré tout le chemin parcouru, le malaise demeurait entier.
"L’homosexualité est au coeur de la pièce, dit Olivier Morin, interprète de Jean-Marc. Mais pour moi, ça parle plutôt du malaise adolescent. Évidemment, une histoire d’amour entre deux jeunes hommes cause un inconfort aujourd’hui comme il y a 50 ans, mais c’est surtout les sentiments extrêmes de l’adolescence qui sont explorés dans la pièce." "Personne ne sait comment réagir à l’histoire de Manu et Jean-Marc, renchérit Gabriel Lessard, qui incarne Manu. Ils rendent tout le monde mal à l’aise et on ne sait pas par quel bout les prendre."
Pour ces deux jeunes acteurs, par ailleurs très excités de participer à la création d’un nouveau Tremblay, l’intérêt de la pièce se trouve là, dans les réactions diverses que suscite la passion des jeunes amoureux et les jeux de correspondances à tisser entre les deux époques. "La pièce est vraiment construite de manière bicéphale, explique Morin, comme si un miroir séparait la scène en deux et nous montrait les deux facettes d’une même réalité. Sauf que le miroir est déformé: l’inconfort de 1959 n’est pas le même qu’en 2009, et les moyens pour y faire face non plus."
Si la consultation d’un psychologue a remplacé l’intervention du curé de paroisse, Lessard fait remarquer que "les mêmes gestes se répètent d’un côté comme de l’autre, à quelques distorsions près. Chez les parents, par exemple, il y a eu inversion des rôles et modification de l’état d’esprit, mais au fond, rien n’est si différent."
La structure en miroir, souvent appuyée par des scènes en simultanée, est très exigeante pour l’acteur. "Il faut gérer deux univers à la fois, rester toujours conscients des deux mondes." Toutefois, rien de bordélique là-dedans; ce n’est pas l’habitude de Tremblay de s’éparpiller. Plus que jamais, peut-être, le texte est ordonné et construit comme une partition musicale très serrée, ou s’enchaînent en toute symétrie monologues et dialogues à deux ou quatre personnages. De quoi échapper au naturalisme et offrir au metteur en scène Serge Denoncourt un travail de direction d’acteur à la hauteur de ses capacités.