Emmanuel Schwartz : L’héritier
Emmanuel Schwartz, petit frère d’armes – et d’âme – de Wajdi Mouawad, incarne Wilfrid dans la reprise de Littoral, de passage à Ottawa en exclusivité nord-américaine. Discussion philosophico-décontract’ sur le théâtre, l’enfance, la Nuit…
Le comédien Emmanuel Schwartz sortait à peine du collège (Lionel-Groulx, option théâtre) lorsqu’il a auditionné pour le rôle de Clytemnestre dans Iphigénie au Théâtre de Quat’Sous. Le directeur artistique d’alors, Wajdi Mouawad, le remarque aussitôt et lui fait une offre inattendue. "Je crois que dans le plaisir que nous avions, mes amis et moi, à faire du théâtre cette journée-là, Wajdi avait reconnu une joie qui était aussi la sienne. Il m’a approché pour prendre un café. Quelques jours plus tard, il m’offrait de faire Forêts. Je lui ai passé mes textes, il les a lus et, peu de temps après, il me demandait de fonder une compagnie avec lui."
Coup de foudre professionnel entre deux hommes de théâtre: l’éminent auteur-metteur en scène libano-québécois, qui dessinait alors sa mirobolante saga théâtrale, avait reconnu une parenté d’âmes avec ce gamin polyvalent à la présence scénique exceptionnelle. Les deux bandes magnétiques s’étaient trouvées et, ensemble, elles formèrent une entité à angles droits, la compagnie de production montréalaise Abé Carré Cé Carré. "Il y a à la fois une relation fraternelle qui nous unit, et une sorte de parrainage – que Wajdi refuse obstinément. Je lui ai expliqué ma gêne devant cette relation d’égal à égal parce que je me sens petit… Il me répond que l’expérience est une grande vipère…"
Wilfrid, c’est moi
La production Forêts, créée en 2006 à Chambéry (France), permet à Emmanuel Schwartz de participer au processus de gestation propre à Wajdi Mouawad (qui écrit en grande complicité avec ses acteurs lors des répétitions). Il en fut tout autrement pour Littoral, reprise du premier volet du Sang des promesses, créée pour la première fois en 1997. Au sujet du personnage principal qu’il incarne dans Littoral, Emmanuel tranche: "Wilfrid, c’est moi. Il a des racines arabes, j’ai plutôt des racines juives. Mais même Wajdi l’a dit: "Quand tu fais Wilfrid, Wilfrid est Juif." Je considère Wilfrid comme un ami, un personnage qui représente l’état de perdition générale de notre époque, la perte de sens et la volonté de revenir vers des positions plus limpides et claires dans la vie. Dans son incapacité à gérer ses problèmes, Wilfrid est un grand philosophe, dans le fond."
Du reste, la nouvelle équipe d’acteurs de Littoral – qui comprend Catherine Larochelle, Marie-Ève Perron et Jean Alibert – a été invitée à "réfléchir ensemble" lors d’une semaine de questionnements sur le texte. "Wajdi s’est ensuite retiré pour la réécriture, procédant à une sorte de nettoyage. Élagage et condensation pour un travail de réécriture magnifique", résume le comédien.
La Nuit: cette lumière d’abord
À déceler la ferveur avec laquelle l’acteur a endossé le rôle de Wilfrid, on ne peut s’empêcher de revenir sur l’expérience mythique à laquelle il a pris part en juillet dernier: la présentation historique de la trilogie Le Sang des promesses (Littoral, Incendies, Forêts) dans la cour d’honneur du palais des Papes lors du 63e Festival d’Avignon, dont Mouawad était l’artiste associé. Emmanuel y va d’une longue tirade comme autant de réminiscences ardentes de cette "nuit Wajdi": "Ce qu’il faut surtout dire, c’est que les spectateurs étaient là nombreux. Nous étions là, nombreux aussi. Pour ce qui est des highlights: un chat a ouvert toutes nos représentations; j’ai commencé à dire mon monologue devant un mur de 2000 personnes qui m’écoutaient et avaient envie de m’entendre. C’était complètement surnaturel. Dans la nuit, les gens ont pleuré, dormi, ri, eu du plaisir, mangé, se sont emmitouflés, ont eu froid, ont eu chaud. Quand le soleil s’est levé, c’est comme si le monde renaissait. Si on avait pu me siphonner tout l’amour que j’avais dans le corps à ce moment-là, j’aurais réglé les problèmes de famine en Afrique!"
La tête remplie d’images et de mirages, il conclut: "La chose que je retiens surtout, c’est la lumière. Le soleil s’est couché et s’est levé: on était encore là et les spectateurs aussi…"
Il n’y a pas à dire, pour le milieu dramaturgique, ces 11 heures de théâtre continu passeront à l’histoire. Pour Schwartz cependant – qui est devenu une étoile en France depuis ce coup magistral -, il n’y a pas un avant et un après-Avignon. "Tout est "maintenant" pour moi. Ce n’est pas terminé", rectifie-t-il. Soit. La trilogie, onéreuse, pourra sans doute être reprise – dans une tournée européenne et possiblement à Montréal et à Québec -, mais jamais plus la lumière naturelle ne brillera sur les comédiens comme elle l’a fait lors de cette nuit blanche mémorable.
La promesse de l’enfance
Heureusement, pour Schwartz, ce n’est pas le début de la fin. Bien au contraire: il a multiplié les contrats depuis sa sortie de l’école en 2004, que ce soit au petit écran (Kif-Kif, Rumeurs) ou au grand (I’m Not There) et dans diverses disciplines scéniques – écriture, traduction, mise en scène, danse (auprès de Dave St-Pierre dans La Pornographie des âmes). "Je fais de la musique aussi. C’est de famille, mon père est guitariste de métier", ajoute-t-il à la liste. Cette façon de multiplier les disciplines et les collaborations s’avère pour lui "une manière de respirer" qu’il associe à l’enfance, alors qu’il inventait des jeux, des instruments de musique à partir de rien. "Si Wajdi m’a marqué d’une phrase dernièrement, c’est celle qui termine son ouvrage Le Sang des promesses: "l’enfance, le seul véritable pays, celui où on n’arrive jamais". Ça me parle très profondément. Quand on est jeune, on est purement notre pensée, notre désir d’accomplir, de s’amuser, de vivre, de grandir. On ne devrait jamais perdre cette chose, mais on la perd inévitablement. L’art est en ce sens une tentative de retourner en arrière pour avancer, de conserver cette qualité, ces couleurs infinies qui appartenaient à nos rêves d’enfance", convient l’acteur, qui s’octroie par ce principe une "permission de rêver".
Quant aux maîtres – les Denoncourt, Mouawad, Poissant, Danis, Bouchard, Éric Jean – qui ont marqué sa jeune carrière protéiforme, l’acteur "complet" avoue modestement: "Je suis la copie conforme de tout ce qui est passé sur moi. Je suis un ramassis, une sorte de métissage." Bossant présentement à la mise en scène au Théâtre La Chapelle de Chroniques – un triptyque qu’il a écrit au fil des ans -, il renchérit: "La prétention d’avoir une parole nouvelle m’inquiète beaucoup, donc je règle ce problème en ne prétendant pas parler de quelque chose de nouveau. Je suis un hypersensible dans la vie, une éponge de nature. Suivre le parcours des Jan Fabre, Wajdi, Dulcinée Langfelder, Francis Monty de ce monde, c’est une chance inouïe de suivre le tracé des grandes idées poétiques de notre temps!"
Une trajectoire dans laquelle "l’héritier" ne cessera de survenir d’ici la fin de cette époque… sans l’ombre d’un doute.
À voir si vous aimez / Incendies et Forêts de Wajdi Mouawad, le livre Le Sang des promesses: puzzle, racines et rhizomes du même auteur