Sébastien Dodge : Inquiétante étrangeté
Acteur avant tout, parfois auteur et de plus en plus metteur en scène, Sébastien Dodge se lance dans l’univers sombre de La Campagne, de Martin Crimp. On discute avec lui dramaturgie et direction d’acteur.
Imaginez une nuit "du temps présent", à la campagne, dans la nouvelle maison d’un couple de Londoniens ayant fui la ville pour des raisons obscures. Ce sont des personnages indéterminés, ambigus, qui se dévoilent au compte-gouttes et, surtout, se méfient l’un de l’autre en sourdine, s’attaquant sans relâche au moyen d’armes puissantes et subtiles: les mots. Dans la chambre, dort une jeune femme recueillie au bord de la route. Qui est-elle? Objet de tensions, de doutes, de désirs, elle finira bien par se réveiller. C’est là, dans cet oppressant jeu de chats et de souris, que nous emmène La Campagne. Fidèle à sa manière, très proche de certaines pièces d’Harold Pinter, Martin Crimp installe un univers angoissant, "cauchemardesque", dit Sébastien Dodge, mais surtout très cruel.
L’intrigue? Elle est secondaire, dira le metteur en scène, peu porté vers les histoires de triangle amoureux en général. Ce qui l’a convaincu de se lancer dans ce projet, alors qu’il considère presque la mise en scène comme un accident de parcours, c’est la précision du dialogue et son énorme potentiel de jeu. "C’est un texte rempli de non-dits et d’ambiguïtés, et même après plusieurs lectures, notre compréhension de ses enjeux souterrains n’était pas acquise. On s’est donc attachés à travailler le texte dans le détail de la réplique, c’est par là que tout passe. Les personnages sont toujours en duel, s’opposent par des questions et des attaques détournées, il faut donc faire tout un travail de rythme."
Non seulement les attaques fusent, mais la parole est assassine par ses doubles sens et ses constantes ambiguïtés. Pas simple de donner un sens précis aux échanges car il est volontairement brouillé, diffus. "Les personnages, explique Dodge, ont cette capacité de choisir des mots au sens ouvert et de les aligner de telle façon que le sens de leurs répliques est toujours double ou même triple. Ce qui leur permet de manipuler l’autre. De garder le contrôle sur l’autre, même. Mais tout en subtilité, en finesse."
On comprendra que le jeune metteur en scène ne s’embarque pas dans un travail conceptuel. Avec un tel dialogue, mieux vaut peut-être s’effacer derrière les mots. "Je fais plus de direction d’acteur que de véritable mise en scène, je crois. J’essaie de laisser toute la place au texte, de le faire résonner dans toute sa précision et sa profondeur. Ce sera une mise en scène très sobre, qui évoque aussi assez fortement la notion de triangle amoureux, même de triangle tout court, avec une touche de clair-obscur, d’ambiance cauchemardesque, angoissante." Les membres du Théâtre Double Essence (et acteurs de la pièce), Ansia Wilscam-Desjardins, Anne-Sophie Da Silva et Jean-Pierre Gonthier, lui ont d’ailleurs offert cette mise en scène après l’avoir vu jouer dans Britannicus, au Théâtre Denise-Pelletier. À cause de "l’étrangeté" qu’il conférait à ses personnages. À suivre.