Étienne Lepage : Langues sales
Seul diplômé du programme d’Écriture dramatique de l’École nationale en 2007, Étienne Lepage voit ces jours-ci sa pièce Rouge Gueule montée par Claude Poissant sous la bannière du Théâtre PàP. Choc en perspective.
À Étienne Lepage, on doit déjà Le Mariage de Francis Camélias, une pièce montée par Sylvain Bélanger avec des étudiants de l’École nationale, Acné japonaise, un texte créé à l’occasion du festival Fringe par Catherine Vidal, mais aussi une tonifiante traduction de Blackbird, de l’Écossais David Harrower, mise en scène l’an dernier par Téo Spychalski du Groupe de la Veillée. C’est pourtant avec Rouge Gueule, une suite de monologues pour le moins détonants, que le jeune auteur fait sa véritable entrée en scène.
"Plutôt que de présenter des gens ordinaires dans un contexte extraordinaire, j’ai choisi de placer mes personnages dans une situation banale, explique Lepage. Par conséquent, on peut spéculer à l’infini sur ce qui les fait sauter une coche. L’idée du monologue, c’est qu’on ne sait pas ce qui s’est produit deux secondes avant, pas plus que ce qui va se produire deux secondes après. Il n’y a pas de perspective. On n’a aucun autre point de vue qui nous permettrait, par exemple, de savoir si le personnage est en train de mentir."
Peu à peu, l’auteur s’est pris au jeu et le procédé monologique est devenu un choix assumé. "En fait, je me suis surpris à trouver ça poétique. Tu as une histoire, mais tu ne sais pas à quoi elle se rattache. Tu peux juste faire des liens avec toi, tes sensations, tes impressions. C’est comme des tableaux abstraits. Il y a des trous, des trous dans lesquels on devrait avoir envie d’entrer."
COUP DE PIED AU CUL
En écrivant, Lepage a beaucoup pensé au cinéma de Todd Solondz, notamment à Happiness et Welcome to the Dollhouse. "Il y a dans ces films des personnages dont la vie est banale mais épeurante, des individus délinquants qui ont un désir d’enfreindre les lois, de faire chier, de provoquer. Cette délinquance, elle est en moi! Et si mon texte a autant d’impact, je pense que c’est parce que ce sentiment est plus commun qu’on voudrait le croire. Qui n’a pas eu envie, une fois dans sa vie, d’engueuler quelqu’un comme de la marde?"
Ainsi, le jeune auteur revendique haut et fort la dimension salvatrice de la violence. "C’est ce feeling-là que je suis allé chercher, une délinquance qui fait du bien, qui défoule, qui donne du plaisir. Je pense que la violence n’est pas quelque chose d’unilatéralement mauvais. Ça peut apporter une satisfaction. On peut la déguster. Évidemment, explorer ça au théâtre, c’est sonder les limites de l’acceptable."
Lepage ne s’en cache pas: provoquer est l’un de ses moteurs d’inspiration. Par le truchement du communiqué de presse, il déclare: "On vit dans une société douillette, et à force de ne vouloir faire de mal à personne, on finit par devenir menteur, tendancieux, affecté, hypocrite, peureux et fragile. Je crois sincèrement qu’en provoquant les gens, on les oblige à se rebiffer, on les oblige à refuser, à se défendre et à réfléchir. C’est le principe du coup de pied au cul."
PRENDRE POSITION
Selon l’auteur, le texte inspire des réactions totalement opposées. "Il y en a qui l’ont trouvé très dur, insoutenable, insupportable, alors que d’autres m’ont dit qu’ils étaient morts de rire. Les deux effets sont compréhensibles. Si je choque les gens, ce n’est pas pour les traumatiser. Si je les excite, ce n’est pas pour en faire des singes, ni pour faire une apologie de la violence. Je ne donne pas dans la propagande. Ce que je veux, c’est faire réfléchir, faire réagir, provoquer dans le meilleur sens du terme. Comme auteur, il faut que je fasse confiance à l’intelligence des gens. Je n’ai pas le choix!"
Avec un texte sous-tendu par un parti pris aussi subversif, habité par un tel déploiement de cruauté, le spectacle mis en scène par Claude Poissant ne risque pas de laisser indifférent. "Le texte fonctionne s’il ramène les gens à leur propre moralité, explique Lepage. Même si tu ris énormément, tu finis par te dire que c’est un peu rough, ce qui se passe. La mise en scène de Claude joue bien avec ça. Dès qu’on va trop d’un bord, il nous ramène de l’autre."
À en croire l’auteur, Alexandrine Agostini, Michel Bérubé, Anne-Élisabeth Bossé, Annette Garant, Maude Giguère, Jacques Girard, Hubert Lemire, Jonathan Morier, Daniel Parent et Mani Soleymanlou se sont lancés corps et âme dans la défense de leurs personnages. Si vous êtes contre la complaisance et le refoulement des instincts, tout en étant capable, pour la bonne cause, d’encaisser quelques violences, il y a de fortes chances que le spectacle du Théâtre PàP soit dans vos cordes.