Francis Ducharme et Sophie Dalès : Souffrir d’aimer
Pour sa première chorégraphie, Francis Ducharme prépare avec Sophie Dalès une oeuvre coup-de-poing intitulée Celui qui aime est à Dachau.
Ils ont été colocataires, ils ont dansé en duo chez Dave St-Pierre, ils brûlent tous les deux d’exprimer pleinement leur individualité dans une oeuvre à leur image, et ils partagent une très sombre vision de l’amour qu’ils ont choisi de mettre en scène dans une oeuvre hybride de danse, théâtre et performance. Pour la créer, la chorégraphe-interprète Sophie Dalès et le danseur-acteur Francis Ducharme s’appuient sur des textes de leur cru et sur des extraits de Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, dont est tiré cet implacable titre: Celui qui aime est à Dachau.
"Le lien entre amour et camp de concentration, c’est que tu vis une situation de non-contrôle, de soumission qui te mène à une destruction complète, justifie Dalès. C’est énorme comme comparaison, mais Roland Barthes la fait. Je vois son livre un peu comme un dictionnaire de l’amour… Ce que je connais personnellement du couple n’est que fusion ou destruction: il fait ressortir des névroses, des états extrêmes comme la jalousie ou la paranoïa, et peut nous amener à oublier qui on est."
Abnégation, peur de l’abandon, déchirure, souffrance, état de manque… Toute la gamme des émotions et des situations liées à l’amour qui fait mal est déclinée sans pudeur sur la scène. Car l’expression brute et sans compromis est tout ce qui intéresse les deux jeunes créateurs. Six ans de collaboration avec St-Pierre ont en effet cultivé chez Ducharme le goût pour l’énergie déployée dans le mouvement sans égard à la finition esthétique ainsi que la soif de radicalité.
"J’ai toujours aimé les artistes en marge et l’inconfort parce qu’ils peuvent faire grandir l’art, affirme celui qui danse aussi pour Frédérick Gravel. Je crois que donner au public ce qu’il s’attend à voir est une façon de rendre l’art stérile. Moi, j’aime être provoqué, perdre des repères, aller dans des zones où je ne suis pas nécessairement à l’aise ni comme interprète ni comme spectateur."
"On est tous les deux un peu bruts de décoffrage, on n’est pas des danseurs très »propres », confirme Dalès. On a beaucoup travaillé sur la répulsion et le contact physique détestable en s’inspirant, entre autres, de choses comme Guantanamo, ce qui est assez violent. Mais il y a quand même de la tendresse et des moments drôles pour soulager l’atmosphère."
Jouant sans cesse sur le vrai et le faux, l’oeuvre plonge le public dans une intimité qui pourrait s’avérer par moments insoutenable. Parfois, elle prend des allures de talk-show dans lequel les artistes sont témoins et pour lequel ils vont également solliciter les spectateurs, dont on cherche visiblement à tester les limites.
"On se promène beaucoup dans des sentiments qui ont été vécus et on se demande ce qu’ils peuvent devenir devant un auditoire, note Ducharme. Et comme j’ai l’impression qu’on se révèle plus et qu’on est plus fragile lorsque l’on porte un masque, j’utilise parfois une mascotte d’hippopotame." Incarner la souffrance, l’extirper dans une oeuvre-exutoire pour que, peut-être, un vent d’espoir se lève et dégage l’horizon amoureux barré de nuages trop lourds.