Turcs gobeurs d’opium : Une saison dans la vie de la Torchonne
Les Turcs gobeurs d’opium, ne reculant devant rien, même une femme de 600 livres, mettent en scène l’obésité morbide dans un conte sur le poids des rêves brisés, Thyroïde.
Rebienvenue à Sainte-Johanne-Des-Calvettes, village-capitale de l’univers d’André Gélineau, tête dirigeante et auteur des Turcs gobeurs d’opium, pour Thyroïde, dont il signe la mise en scène. "La Torchonne, le personnage principal, c’est une légende là-bas, nous apprend-il, comme une histoire que les grands-parents raconteraient aujourd’hui à leurs petits-enfants, l’histoire de la grosse et de ce qu’elle a fait d’affreux à l’orphelinat."
Torchonne, le mot est jeté. Obèse morbide et cheville ouvrière de la pièce, incarnée par Jacinthe Tremblay, la gigantissime femme, baratineuse mythomane, narre sa vie le regard dans un rétroviseur déformant, allant même jusqu’à assimiler son entourage (interprété par les Turcs Alexandre Leclerc, Marianne Roy, Simon Vincent et leurs acolytes invités Marianne Gagnon, Jean-François Hamel, Patrick Quintal) à des animaux. "C’est une grosse petite fille qui est habitée par plein de rêves et qui a cette particularité d’aimer manger, d’avoir besoin de manger. Moi, se remémore Gélineau, j’imaginais un personnage qui, enfant, allait dans l’étable et s’accrochait aux pis des vaches, passait la journée à boire du lait puis allait s’évacher pour rêver à côté des chiennes qui accouchaient. Elle a vieilli en solitaire et ses souvenirs sont altérés par tous ces rêves-là. Elle nous raconte ses éphémérides surtout pour se justifier de quelque chose."
Se justifier de quelque chose? Le mutisme de Gélineau laisse entendre qu’il s’agit du noeud gordien de l’histoire. Il nous concède néanmoins quelques éclaircissements. "La Torchonne a des trucs à se reprocher et travaille beaucoup dans la pitié. C’est un piège théâtral, parce qu’il y a des spectateurs qui vont réaliser ça à un moment donné et qui vont dire: "Arrête de te plaindre, la Torchonne!" Il y en a aussi qui vont sans doute beaucoup pleurer à la fin. C’est une pièce sur les dangers de vieillir avec les rêves que l’on porte quand on est enfant, une pièce sur la bonté et le bien-fondé de ce qu’on juge bien et mal."
BELLE PAS BELLE, J’Y VAIS
La comédienne qui veut qu’on la voie sous son meilleur jour, le bon profil dans une lumière flatteuse, n’a pas sa place chez les Turcs gobeurs d’opium. Véronique Laroche était, par exemple, devenue cette Mouche repoussante et perturbante l’an dernier pour Caribou. Même abandon cette fois-ci chez Jacinthe Tremblay, qui se glisse, littéralement, dans cette femme de 500-600 livres. "Le costume, c’est quasiment un décor, blague-t-elle. Je dois me servir du haut de mon corps, de mon visage, de ma voix et habiter le costume. Les autres personnages m’aident à faire vivre la bourrure soit en venant la prendre, soit en se lovant dans le personnage."
Selon la comédienne, de retour pour une deuxième année consécutive avec la troupe, le ton de Thyroïde trancherait avec celui des pièces précédentes de Gélineau, plus que jamais loin d’un théâtre réaliste. "On est dans le fantastique, dans le domaine de l’ogresse avec cette femme-là, décrit-elle. Le défi, c’était de construire un personnage qui était fabuleux et d’arriver à lui insuffler une dose de vérité, de faire en sorte que le spectateur qui pèse 250 livres ne se dise pas: "Tabarnac, qu’est-ce que c’est ça?" Fallait lui apporter cette vivance, qu’on puisse s’y attacher."
THINK BIG!
Sujet sensible s’il en est que celui de l’obésité. Malgré toutes les précautions qu’affirment avoir prises les Turcs et un ancrage dans un monde aux frontières du réel, le texte a hérissé certains pouvoirs scolaires. "Le show était déjà vendu et une des autorités bien placées de l’école qui a lu le texte n’a pas aimé la façon dont on traitait de l’obésité morbide. On a lu la pièce au premier degré, estime Gélineau, visiblement amer, et on s’est dit que des jeunes de 15-16 ans ne pouvaient pas voir ça alors que s’ils ouvrent la télé à Télétoon le soir… Je trouve ça important que ces groupes-là viennent. C’est parmi les publics les plus généreux au théâtre. C’est dommage que des entités qui jugent avoir la bonne perception des choses bloquent cet amour du théâtre qu’il est possible de faire grandir en eux."
L’auteur pensait pourtant que le fait qu’il ne soit pas lui-même spécialement svelte (quoique loin d’être candidat à l’obésité morbide) lui donnerait toute licence de mettre en scène un tel handicap. Mais Gélineau ne s’approprie pas la formule de Flaubert; la Torchonne, ce n’est pas lui. "Je ne cherche pas à exorciser quoi que ce soit. C’est parti d’une blague. Quand on était petits, mon frère et moi, on riait de la Torchonne. C’était un personnage imaginaire de gamins que l’on partageait. C’est sûr qu’il y a des trucs qui sont écrits là-dedans… laisse-t-il tomber, évasif. J’ai un surplus de poids depuis que je suis jeune et les jeunes, c’est cruel, c’est sale. Je me sers de ça dans cette histoire-là. C’est quelque chose dont je me moque beaucoup maintenant, parce que contrairement à la Torchonne, je ne veux pas entrer dans un mode de pitié et qu’on me flatte la graisse en disant "c’est pas grave"."
Au fait, qu’est-ce que la thyroïde vient faire dans cette galère? "La thyroïde joue sur la perception. Souvent, les gens qui ont des problèmes d’obésité ont des problèmes de thyroïde."
SUR LA ROUTE
On ne met pas sur la route une compagnie de théâtre de l’ampleur des Turcs gobeurs d’opium comme on envoie un humoriste explorer les salles du Québec profond. Ceci expliquant cela, leurs productions ne sont jamais allées voir du pays. Situation qui pourrait bientôt changer, alors que leur pièce Thyroïde se voit récompensée par le comité de sélection de Réseau Centre, dans le cadre des Entrées en scène Loto-Québec. Cette distinction leur garantit d’être représentés en février prochain à Rideau, un marché de diffuseurs du Québec qui pourraient éventuellement programmer la pièce chez eux. Les Turcs compteront peut-être même parmi les 16 choyés qui présenteront leur spectacle sur scène lors de l’événement. "Il y a un deuxième jury qui va se pencher là-dessus, explique André Gélineau. C’est une porte qui s’ouvre. La suite va déprendre de comment on travaille. On se croise les doigts."