Le Bout du monde : Xenia au pays des opprimés
Avec Le Bout du monde, Anne-Marie White plonge dans un univers des possibles où une hôtesse de l’air croise la route d’une enfant-cheval, d’un politicien déchu et de clones pas peu fiers. Entretien avec la reine blanche du Trillium.
Un tour du monde. Voilà ce que se promet la nouvelle directrice artistique du Théâtre du Trillium, Anne-Marie White, pour ses saisons théâtrales (présente et à venir). Premier arrêt? Le Danemark. L’auteure? Astrid Saalbach, récipiendaire du prestigieux prix Reumert (l’équivalent du Molière en France). La pièce? Le Bout du monde, dans une traduction de la Française Catherine Lise Dubost.
Cette histoire, elle est venue à la rencontre d’Anne-Marie White et non l’inverse. Alors qu’elle arpentait le Salon du livre de Montréal, la metteure en scène est tombée sur cette pièce de la dramaturge danoise, dont elle avait entendu parler lorsque le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) l’avait reçue à l’occasion d’une de ses rencontres – qu’elle avait ratée, à son grand regret. Elle parcourt le livre avec cette impression qu’elle aurait pu rêver cette histoire, voire l’écrire. "La matière est si proche de moi… Ça a été le coup de foudre total et, en même temps, un immense vertige, puisque c’est le genre de texte qui comprend énormément de vides", relate Anne-Marie White.
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Le Bout du monde raconte le périple de Xenia (interprétée par Magali Lemèle), une agente de bord qui retourne chez elle après un long voyage… Sur le chemin du retour, elle se retrouve dans une réalité autre, dans un monde métamorphosé. Des personnages étranges, cyniques, opprimés croisent alors sa route. Parmi eux, une enfant désorientée (Emmanuelle Lussier-Martinez), un jeune voyou qui erre dans la forêt (Guy Marsan), un politicien déchu (Marc-André Charrette) et sa mère qui se torture la peau pour ne pas vieillir (Nathalie Charrette)… L’obsession de la beauté semble régner sur cette seconde dimension où les hommes aspirent à créer l’humain parfait. "La pièce fait écho à mes peurs du futur, admet Anne-Marie White. Je l’ai lue en me demandant si mes enfants allaient vivre dans un tel monde. Un univers où toute différenciation est interdite, où on est obsédé par la perfection."
En imaginant la route empruntée par Xenia, qui croise un à un des personnages étranges qui la font avancer dans l’action, on songe spontanément au périple d’Alice au pays des merveilles… Anne-Marie White opine du bonnet. "Oui, je trouve que c’est un Alice au pays des merveilles pour adultes! J’ai abordé la pièce comme un conte. On est dans la magie tout en étant dans l’obscurité… et il y a de l’humour!"
Avec l’aide de Guy Warin en tant qu’accompagnateur artistique, Anne-Marie White a invité son équipe à plonger avec elle dans la littérature et la cinématographie scandinaves. Le film Songs from the Second Floor du Suédois Roy Andersson s’est révélé la référence (de ton, de jeu) dont les comédiens se sont inspirés. "Le pathétisme. Mais pas le pathétique québécois attachant que l’on connaît, à la Michel Tremblay ou à la Michel Marc Bouchard. Le pathétisme danois d’Astrid Saalbach, qu’on a dû composer… en ayant zéro référence au départ."
Elle renchérit: "La première chose qui m’a frappée de cet univers scandinave, c’est cette façon d’aborder une histoire et d’accepter le mystère qu’elle comporte. Pour moi, cet univers énigmatique va complètement à l’encontre du système américain, où tout s’explique à la fin. J’ai d’ailleurs écrit à l’auteure pour clarifier certains points. Et à toutes mes questions, elle répondait: "C’est tout à fait possible…""
PRETS POUR LE DECOLLAGE
Après avoir exploré le langage corporel dans Écume (créé à Zones théâtrales en 2007) puis dans Grincements et autres bruits (Théâtre du Trillium, 2008), Anne-Marie White ne pouvait plus faire marche arrière. "Je suis rendue à un point de non-retour, je ne peux plus travailler autrement", explique la metteure en scène qui engage ses comédiens dans des improvisations corporelles basées sur la pièce dès le début du processus. Elle poursuit donc cette exploration en faisant une fois de plus appel à la chorégraphe Mylène Roy. "Chorégraphie comme dans écriture avec le corps. En ouvrant le corps dès le début, on laisse le passage se créer. On ne reste pas cloisonné dans l’intellect. Mes comédiens sont tellement créatifs, et je suis certaine que c’est parce qu’on est d’abord passés par le corps. Ça ouvre les canaux de création", atteste-t-elle.
La production comprend aussi une signature musicale personnalisée. Deux musiciens s’exécutent pendant le spectacle, et ce, depuis une plate-forme haut perchée: Marcel Aymar sculpte des habillages sonores alors que le violoncelliste Guillermo Siméon interprète des pièces musicales originales.
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L’urgence et la liberté de forme
Anne-Marie White |
D’origine acadienne, Anne-Marie White oeuvre dans le milieu théâtral québécois et franco-canadien depuis une quinzaine d’années. En 2007, elle créait à Zones théâtrales un premier texte dramatique écrit de ses mains, Écume, dans une coproduction du Théâtre d’Aujourd’hui et du Théâtre de la cabane bleue – sa propre compagnie fondée en 2005. De retour de l’Université de Middlebury au Vermont, où elle était chargée de cours, elle chaussait en septembre 2008 les souliers de directrice artistique et générale du Théâtre du Trillium. Voici comment elle résume ses visées pour les années à venir à la tête de la compagnie théâtrale ottavienne: "Parole forte d’auteur(e). Urgence de dire quelque chose de très fort. Une liberté de forme aussi. Comme avec ce deuxième spectacle de la saison, où un comédien de race noire va lire, sans artifice et avec un spot, le discours intégral de 45 minutes de Barack Obama. Il y a donc deux entités complètement à l’opposé dans ma saison: une théâtralité immense avec Le Bout du monde, et un gars, un spot avec De la race en Amérique. Il y a aussi le petit tour du monde que je me prépare à faire. Après le Danemark, on va continuer l’année prochaine ailleurs en Europe…"