Philippe Ducros : Voyageur malgré lui
Philippe Ducros voit l’une de ses pièces, L’Affiche, créée en France avant que de l’être au Québec. Discussion avec le jeune homme dans le foyer du TARMAC de la Villette, à Paris.
Comédien, metteur en scène, auteur et traducteur, Philippe Ducros est aussi ce qu’il est convenu d’appeler un globetrotteur. À ce jour, il a parcouru l’Afrique du Sud, l’Asie, le Moyen-Orient, l’Europe et l’Amérique latine. Chez lui, voyage rime presque toujours avec écriture. Ainsi, après un séjour en Syrie, en 2004, il accouche de deux carnets de voyage, La Rupture du jeûne et Les Lanceurs de pierres, et d’une pièce, L’Affiche. C’est ce dernier texte, qui aborde courageusement l’occupation de la Palestine, qui est présenté jusqu’au 31 octobre entre les murs du TARMAC de la Villette, à Paris, dans une mise en scène de Guy Delamotte, directeur du Panta-théâtre de Caen, en Basse-Normandie.
Pour revoir ce spectacle et rencontrer la presse française, Philippe Ducros a suspendu ses propres répétitions – rappelons que la création québécoise de L’Affiche aura lieu sous sa houlette entre les murs d’Espace Libre en décembre prochain. "C’est le texte qui m’a pris le plus de temps à écrire, avoue-t-il. Environ deux ans. Je pense que c’est normal aussi, vu le parti que j’ai pris de faire un paysage, de couvrir le plus large possible. C’est un exercice empirique. Je me suis demandé ce qu’étaient les impacts de l’occupation chez les Israéliens et chez les Palestiniens. On en parle beaucoup, on lit beaucoup sur le sujet, on voit beaucoup de choses aux nouvelles, mais on ne réalise pas à quel point c’est intense, violent, omniprésent. Mon objectif, en somme, est de donner une idée plus juste de ce à quoi le quotidien de ces gens peut ressembler."
En Palestine, lorsque quelqu’un meurt d’une cause reliée directement à l’occupation, des factions s’approprient cette mort, font une affiche avec la photo du martyr et en tapissent les murs du pays. "Les chrétiens maronites le font, les chiites le font, mais dans les camps palestiniens, il y en a partout. C’est hallucinant. Les murs sont recouverts. Il y en a des vieilles, des nouvelles. Certaines sont devenues bleues à cause du soleil. C’est une forme de récupération de la réalité. Lorsqu’un homme meurt et devient martyr, sa mère ne peut plus le considérer comme mort: le visage de son fils est partout dans la ville. On dit souvent que les Palestiniens valorisent la mort et le terrorisme; pour moi, c’est un énorme mensonge. Pour survivre à la mort de trois de tes fils, pour passer à travers, il faut que tu te trouves un schème."
THEATRE DOCUMENTAIRE
Ainsi, la pièce s’immisce des deux côtés. Il y a la mère de Salem, le jeune homme qui vient de mourir. Son père, l’imprimeur chargé de réaliser l’affiche qui rendra hommage à la mémoire de son fils. Sa soeur, Shahida, qui se sent trahie lorsque son amant lui apprend qu’il a accepté de travailler à la construction du mur séparant les deux camps. Il y a aussi Itzhak, le militaire israélien qui a tiré sur Salem, et Sarah, son épouse. Il y a des soldats, un barbier, un rabbin et un médecin. Et au milieu de tous ces gens, il y a un journaliste québécois, un témoin.
De ses séjours au Moyen-Orient, Philippe Ducros est revenu troublé, profondément remis en cause. Cette fois encore, l’écriture aura été un exorcisme. "Même si ce que je fais n’est pas du théâtre documentaire à proprement parler, je trouvais cela important que ce soit documenté. C’est pour ça que je suis allé trois fois en Palestine; en tout, six fois au Moyen-Orient. Je ne voulais pas parler à travers mon chapeau. Je voulais respecter le deuil de ces gens, leur intimité, leur vécu. J’ai fait une oeuvre de fiction, mais eux, c’est leur quotidien. Je pense tout de même avoir écrit avec une certaine pudeur, c’est-à-dire que j’ai pris le point de vue d’un artiste, pas celui d’un reporter."
TO EXIST IS TO RESIST
Au TARMAC, à Paris, le spectacle orchestré par Guy Delamotte est plein de qualités, mais aussi de défauts. La scénographie de Jean Haas nous entraîne d’abord sur une fausse piste – celle d’une rencontre internationale du type ONU. Le jeu des interprètes (Patrick Azam, Véro Dahuron, Christine Guénon, Michel Quidu, Martine Schambacher, Alex Selmane et Timo Torikka) est inégal et ne favorise pas l’empathie. Si bien que la pièce, dont la pertinence et la justesse sont indéniables, paraît parfois un peu longue. Cela dit, les projections vidéo de Laurent Rojol, souvent percutantes, installent une convention qui est la plus grande qualité du spectacle. Ainsi, tout ce à quoi on assiste pourrait bien être un montage plus ou moins brut de séquences vidéo tournées par le documentariste québécois qui nous sert de porte d’entrée sur cet univers de violences quotidiennes, un monde où résister est peut-être la seule manière d’exister. Brillante idée qui nous transporte jusqu’à la fin.
En décembre prochain, à Espace Libre, nous découvrirons L’Affiche dans une mise en scène de Philippe Ducros. La production de la compagnie Hôtel-Motel mettra en vedette François Bernier, Sylvie De Morais-Nogueira, Denis Gravereaux, Justin Laramée, Michel Mongeau, Marie-Laurence Moreau, Étienne Pilon, Dominique Quesnel et Isabelle Vincent. On a déjà hâte de voir où l’auteur entraînera ce texte qu’il porte en lui depuis des années.