Rouge Gueule : La chasse est ouverte
La création de Rouge Gueule par Claude Poissant est la preuve indéniable que le Théâtre PàP est toujours bien vivant.
Fouiller nos peurs, déboulonner nos croyances, pourfendre nos tabous, salir nos conceptions outrageusement idylliques… Voilà la noble mission que s’est donnée Étienne Lepage avec Rouge Gueule. Un beau mandat. Courageux. Surtout que c’est pour ainsi dire la première fois que le jeune auteur fait entendre sa voix sur la place publique.
Les certitudes de nos contemporains sont nombreuses et tenaces. Tenter, comme artiste, de les ébranler est un acte de bravoure, un geste qui n’est pas étranger à celui que pose le Théâtre PàP depuis sa fondation en 1978. Avec cette nouvelle création, Claude Poissant confirme qu’il est toujours au coeur de sa pratique, une démarche conséquente mais imprévisible.
Rouge Gueule est une percutante remise en question de la notion de normalité, une suite de monologues que dix comédiens joyeusement disparates empoignent avec une vigueur peu commune. S’inscrivant dans la lignée du théâtre In-Yer-Face, la pièce sonde les limites, côtoie les extrêmes, arpente les zones les plus sombres de l’être humain, ou disons les plus refoulées, les plus inavouables.
Au bout d’un couloir, par une fenêtre, au téléphone ou à travers le cadrage d’une porte, les nombreux personnages de cette inquiétante galerie crachent à l’autre, invisible, leur haine, leur dégoût, leur rage… Ils sont souvent menteurs, pour ne pas dire fourbes, toujours étonnamment méchants. On pourrait dire qu’ils sont trop humains. Chose certaine, ces créatures qui échappent à toute forme de psychologisation appartiennent indéniablement à notre époque, elles sont le résultat d’une mutation tout à fait contemporaine.
Partout, dans, sous et entre leurs mots, il y a le sexe, le désir… réprimé, bafoué, inassouvi, détourné, porté en dérision. Souvent aussi il y a la violence et la vengeance, la rancoeur. Mais pas toujours. Il est aussi question des cultes de notre époque: argent, apparence, réussite… Autrement dit, si l’oeuvre est construite de fragments, le tableau qu’elle dresse n’en est pas moins fidèle et complet.
Heureusement, le spectacle nomme bien plus qu’il ne montre. Poissant a compris qu’avec une langue si vivace le théâtre de notre imaginaire serait toujours le plus spectaculaire. C’est donc dans un lieu indéterminé, autrefois chic, peut-être, mais aujourd’hui abandonné, poussiéreux et surtout kitsch (sur les murs la peinture d’un paysage rempli d’oiseaux), que les personnages viennent tour à tour livrer leurs détonants numéros.
Il faut l’avouer: leurs prises de parole chargées d’agressivité ont sur le spectateur un effet des plus toniques. Il se produit ici quelque chose qui est de l’ordre de la catharsis. Avec ses coups de cymbales, ses chorégraphies frénétiques et ses horreurs dites à haute et intelligible voix, la représentation est un extraordinaire exutoire, une expérience à vivre.
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