Sidi Larbi Cherkaoui : Leçons de vie
Scène

Sidi Larbi Cherkaoui : Leçons de vie

Le Belge Sidi Larbi Cherkaoui fait face à 17 moines Shaolin dans Sutra. Une oeuvre poétique et accessible qui fascine autant qu’elle surprend.

La venue de Sidi Larbi Cherkaoui à Ottawa est toujours un évènement. Foisonnantes de diversité humaine et culturelle, ses oeuvres croisent souvent une danse acrobatique et organique, un théâtre plein d’humour et d’intelligence et de la musique ancienne interprétée en direct. Toutes sont teintées de sa réflexion sur la condition humaine et sur la spiritualité. Dansée sur la musique contemporaine de Szymon Brzóska, Sutra n’échappe pas à cette règle. Et si elle est le résultat d’une continuité dans la quête artistique et existentielle de l’artiste belge, elle s’inscrit comme une sorte de parenthèse dans son parcours. En premier lieu, parce qu’elle met en scène non pas des acteurs et des danseurs, mais 17 jeunes moines bouddhistes Shaolin, grands spécialistes de l’art du kung-fu.

"Leur langage m’intéressait et j’étais curieux de le combiner avec mes connaissances chorégraphiques, raconte le créateur de 33 ans. J’ai essayé d’en apprendre le plus possible pour pouvoir reproduire et bien communiquer ce que je voulais, et eux se laissaient guider dans une reconfiguration de leurs mouvements." Suite de figures exécutées à l’unisson ou en canon, repositionnement dans l’espace de mouvements habituellement présentés de manière frontale… Au fil des semaines de travail dans le temple Shaolin de la province du Henan, en Chine, arts martiaux et chorégraphiques s’apprivoisent et s’épousent. Très vite, la scénographie imaginée par Antony Gormley devient une composante majeure de la construction de la pièce.

Fasciné par le bouddhisme depuis de longues années, le plasticien britannique a imaginé 21 boîtes de bois grandes comme des cercueils pour illustrer l’oeuvre de libération que vise cette pratique spirituelle. Un corps dans une boîte peut en effet symboliser une pensée dans un esprit et la boîte vide, représenter l’esprit libéré du bavardage mental et des croyances néfastes. Mais pas seulement. Utilisées comme un monumental jeu de Lego pour déconstruire et reconstruire sans cesse l’espace scénique, les boîtes se font murs, ponts, embarcations, pétales de fleur de lotus…

"À un moment donné, elles deviennent un carré qui emprisonne le bouddhisme alors que c’est quelque chose de très rond et de très ouvert, commente Cherkaoui. Ça fait partie des symboles que j’utilise pour parler de la religion et montrer qu’il y a une manière organique de regarder le monde, et ensuite, pour évoquer les structures créées par les humains pour cloisonner cette nature et en faire quelque chose de mort. Il existe une sorte de narration à l’intérieur de toutes ces images que nous créons et qui forment comme un grand rébus où chaque image donne du sens à la suivante."

RECIT DE VOYAGE

Beaucoup plus simple et plus lisible que les oeuvres auxquelles nous a habitués cet ex-membre du collectif Les Ballets C. de la B., Sutra est le reflet du voyage initiatique qu’il a vécu avec cette création. En 2007, mû par le désir de s’affranchir de divers carcans imposés par la culture occidentale, il saisit l’occasion offerte par un ami japonais de rencontrer les moines Shaolin. D’emblée, il trouve un merveilleux espace de ressourcement parmi ces hommes dont il partage plusieurs valeurs et coutumes: comme eux, il est végétarien, prône l’union du corps et de l’esprit, et adhère à une vision du monde et de la collectivité qui évite le cloisonnement et la hiérarchisation des idées ou des personnes, se laissant porter par le grand flot de la vie et des transformations perpétuelles. Comme eux aussi, il s’inspire parfois de la vie animale pour créer et incarner sa gestuelle.

"La pièce met en scène le rapport de l’individu à la communauté, explique Cherkaoui. J’ai envie d’aller dans le temple mais beaucoup de choses me repoussent comme si j’étais une bactérie. Tous ces rejets révèlent des choses que j’ai besoin d’apprendre pour parvenir enfin à être accepté dans la masse. Le petit garçon [un moine de 12 ans] est un peu comme un innocent qui peut faire l’aller-retour constamment parce qu’un enfant fait partie de la communauté, mais qui peut, en même temps, toujours être dans son monde imaginaire."

Sutra serait-elle une oeuvre de sagesse? La mort et la finalité des choses qui ont marqué jusqu’à présent les créations de Cherkaoui ont disparu ici pour faire place à l’idée de transformation. "Cette pièce est belle à mes yeux parce qu’elle régénère en montrant que déconstruire, c’est construire et qu’au fond, même la pire action peut être génératrice de quelque chose de positif. Sutra porte cette philosophie-là."