José Navas : L'art de séduire
Scène

José Navas : L’art de séduire

José Navas investit le plateau de la Salle Pierre-Mercure avec le solo Villanelle suivi de la pièce de groupe S. OEuvre pour huit interprètes dansée sur la musique de Satie, cette dernière a déjà fait ses preuves en Europe.

À 15 jours de la première canadienne de ce nouveau spectacle de José Navas, les directeurs de Danse Danse se réjouissaient d’un taux de remplissage qui dépassait déjà les 80 %. Le chorégraphe de Compagnie Flak est en effet de ceux qui ont su fidéliser leur public au fil des ans et même le faire grandir. Pourtant, les oeuvres qu’il présente aujourd’hui n’exhalent plus ce parfum de provocation qui a fait sa réputation dans les années 90. Depuis cinq ans, le Vénézuélien d’origine n’a en effet d’intérêt que pour les lignes pures d’une danse aussi formelle qu’abstraite. Il est revenu aux bases de la gestuelle postmoderne acquise pendant sa formation à New York et n’use plus du mouvement que pour construire des architectures chorégraphiques qui s’imbriquent les unes dans les autres.

"S est un peu comme un grand édifice que l’on peut observer dans ses moindres détails, dit-il en guise d’explication. On commence par voir la façade, on ouvre une porte et on découvre qu’il est construit avec des lignes, des angles, des mouvements dans l’espace, et que tout cela combiné avec les éclairages et la musique fait ressentir quelque chose." Pas d’argument, pas de message, pas de scénographie et pas de costumes extravagants. C’est de mouvement qu’on traite et il n’y a rien d’autre à voir. Pour le spectateur qui accroche, l’expérience devient vite fascinante et le voyage est garanti dans une bulle en suspension dans l’espace-temps. En revanche, l’ennui menace quiconque résiste au pouvoir hypnotique de ce genre de travail.

Comment faire pour éviter le décrochage? En choisissant la voie de l’abstraction, Navas a dû s’interroger sur l’accessibilité de ses oeuvres. Et c’est dans la structure qu’il a trouvé réponse. "Dans la première version de S, à Bruges, je présentais un édifice croche qui avait une logique pour moi mais qui restait un peu impénétrable pour le public, concède-t-il. J’ai révisé la pièce et même si l’édifice reste croche parce que c’est ma proposition, il a une porte d’entrée. Balanchine disait toujours: "Il faut au moins être sûr d’utiliser de la belle musique (il éclate de rire) parce qu’au moins les gens ont une porte pour entrer." Moi, je me sers de la symétrie et de l’unisson, qui plaisent beaucoup au cerveau, pour prendre la main du spectateur. Elles sont comme des colonnes, des piliers qu’il faut replanter de temps en temps dans la structure. Je vois beaucoup ça dans le travail d’Anne Teresa de Keersmaeker."

De silence et de Satie

Comme la grande majorité des oeuvres de Navas, S a été créée en silence. Deux fois par semaine, les danseurs la répètent d’ailleurs en silence pour lui garder un rythme et une logique totalement autonomes par rapport à la musique d’Erik Satie. Et ce, qu’elle soit jouée en direct par la pianiste française Claire Chevallier, comme ce sera le cas à Montréal, ou qu’il s’agisse de la version enregistrée par Reinbert de Leeuw. Du reste, les Gymnopédies et les Gnossiennes ont été collées sur la chorégraphie sans autre intention que d’offrir un écho musical au ressac des mouvements répétés ou d’insuffler du son dans ce que le chorégraphe se plaît à appeler une "méditation en mouvement". Aucun mouvement ne doit coïncider avec la musique, ce qui laisse autant de liberté à la pianiste qu’aux danseurs et assure un renouvellement perpétuel de l’oeuvre.

Le choix de Satie n’a cependant rien de hasardeux ou d’innocent. La structure des morceaux bâtis autour d’une phrase-thème renvoie à une méthode de création chère à Navas et les silences qui s’étirent dans ces compositions laissent aux corps tout le loisir de se déployer dans l’espace pour mieux y résonner. "La première fois que j’ai écouté Satie, j’ai trouvé la musique tellement spacieuse que je pouvais la voir, commente-t-il. Elle prédispose le spectateur à regarder et à sentir le mouvement. Lui-même dit que les Gnossiennes et les Gymnopédies sont comme des tapisseries et qu’il faut les jouer en musique d’ambiance. Et puis, c’est une excellente transition entre les créations musicales auxquelles j’étais habitué et la musique classique sur laquelle je veux travailler pour mes prochaines oeuvres."

Glissement vers le classique

C’est sur la musique de Bach que Navas présentera sa prochaine pièce de groupe, et Chevallier devrait être encore de la partie. Et si Compagnie Flak n’a pas les moyens financiers de lui offrir plus de huit danseurs, il n’en brûle pas moins de créer pour de très grands groupes. Ce désir ne date pas d’hier, mais celui de le réaliser avec des danseurs de ballet est récent. Ce n’est donc pas un hasard si les interprètes de S, Alejandro De Leon, Sarah Fregeau, Hanako Hoshimi-Caines, Leon Kupferschmid, Jordan McHenry, Lindsey Parker, Eldon Pulak et Lauren Semeschuk, ont presque tous une formation classique.

"Ce choix me permet de mieux atteindre ce que je cherche, affirme Navas. Physiquement, ils ont une articulation plus complexe, plus disponible pour ce que je veux faire, et ils m’offrent une plus large gamme de possibilités. Et puis, quand j’ai travaillé avec Anik [Bissonnette, pour le solo de ses adieux aux Grands Ballets], j’ai d’abord pensé que ce serait très difficile parce qu’elle n’avait jamais fait de danse contemporaine et ne connaissait rien au travail au sol ou à la technique release. Mais j’ai vite trouvé très intéressant de voir comment elle traduisait dans son corps les mouvements que je lui montrais."

Pour ses oeuvres de groupe, le chorégraphe n’impose jamais une gestuelle fixe. Il propose une phrase chorégraphique que les danseurs transforment et ce n’est que la troisième ou la quatrième génération d’une proposition qui aboutit sur scène. Un tel processus de création avec des danseurs de ballet pourrait bien apporter une nouvelle richesse à un vocabulaire déjà hautement technique et les mouvements d’ensemble, augmenter la portée du travail de José Navas. Et comme la vie fait parfois bien les choses, une commande récente du Ballet British Columbia va lui permettre très bientôt de donner une première forme à ce rêve.

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Quoi de neuf?

L’an dernier, José Navas a fait un tabac en solo dans le très romantique et émotif Miniatures. Pour ouvrir la soirée, il nous donne un avant-goût du spectacle solo qu’il prépare pour 2011 en interprétant Villanelle sur la musique de Vivaldi. Six minutes de danse créée en attribuant des mouvements aux mots d’un poème de Dylan Thomas qu’il affectionne. Le processus de création est plus ludique et la gestuelle, beaucoup plus personnelle que dans S, mais pour le chorégraphe, la danse demeure abstraite et l’intérêt reste centré sur la pureté du mouvement.

"Au fond, j’assume clairement ma signature depuis Portable Dances, mais depuis toujours, il n’est question pour moi que du corps dans l’espace, souligne-t-il. Le fait que j’aie débuté avec Merce [Cunningham] témoigne de ma fascination pour cette sorte de travail." À ceux qui trouvent que ses oeuvres de groupe se ressemblent bien plus qu’auparavant et qui se demandent s’il a perdu le goût du risque et de l’innovation, il répond: "On passe le message aux jeunes artistes qu’il faut toujours innover et essayer d’être original, mais avec la quarantaine, je comprends que l’important est de rester proche de sa signature. Mais je me donne le défi d’une logique et d’une structure différentes pour chaque pièce."

Celles de S sont calquées sur le développement du corps humain: on part de presque rien, la danse se complexifie, la chorégraphie se construit, puis elle devient moins organique, elle dégénère et retourne vers le néant. Le dernier morceau est celui qui, en studio, a inspiré la pièce. "La dernière section est la plus simple, précise Navas. C’est comme si les danseurs se déchirent et que l’esprit s’élève." Comme un rituel de passage.