Christian Lapointe : La ligne du risque
Scène

Christian Lapointe : La ligne du risque

Christian Lapointe célèbre les 10 ans du Théâtre Péril de Québec, qu’il mène sur des chemins toujours exigeants. Pour l’occasion, un spectacle synthèse: Limbes, coproduit par le Théâtre français du Centre national des Arts.

C’est en se mesurant à l’auteur irlandais William Butler Yeats que Christian Lapointe commence sa carrière. Il ose un collage de textes: Le Chien de Culann. Il a 23 ans. "Quand je regarde les archives vidéo, expose-t-il, je vois le travail du petit gars qui monte cette affaire-là, avec pas de moyens; c’est pas parfait, mais ça tient! Tous les germes de mon langage sont là, avec en plus l’innocence du début, qui est maladroite."

De Yeats et de Villiers de l’Isle-Adam à ses propres textes CHS et Anky ou la fuite, opéra du désordre, en passant par les Gauvreau, Danis, Mark Ravenhill, Mathieu Arsenault, Fausto Paravidino; du jeu masqué et du rituel à l’épure de l’interprétation ou à une esthétique provocatrice: Christian Lapointe étonne toujours. Si, par ses spectacles, il bouscule parfois le spectateur, il en fait autant pour lui-même et pour ses collaborateurs. "Ça m’intéresse pas de répéter la même chose. Le langage d’un artiste, c’est pas l’application de recettes ou d’une forme figée: c’est de fuir le confort." Spectacle après spectacle, il forge une oeuvre cohérente qui, pour diverse qu’elle soit dans les esthétiques et les univers explorés, se distingue par une signature singulière. Ses constantes? La rigueur, l’audace, l’exigence, le refus du compromis.

Pour les 10 ans du Péril, Christian Lapointe crée avec ses collaborateurs*, dont plusieurs l’accompagnent depuis cinq ans, parfois plus, le spectacle Limbes, conçu à partir de trois courtes pièces de Yeats – Purgatoire, Calvaire, Résurrection, transposant au théâtre des moments mythiques de la vie du Christ -, auxquelles il ajoute quelques poèmes. Lapointe a traduit et réécrit ces textes; il les met en scène et joue, dans un spectacle ambitieux. "J’ai monté Yeats deux fois, et je me suis toujours rapproché, dans mon travail, d’un esprit de rituel. Après 10 ans, après Anky, où je suis arrivé au bout d’un projet artistique, j’ai eu envie d’y revenir pour regarder le langage qui s’est développé, et voir comment ça s’inscrit avec Yeats."

"En première partie, ce sont les textes de Yeats, que j’ai traduits. Après, ça recommence: j’ai réécrit les pièces, comme pour profaner la première partie. Si celle-ci est un théâtre cérémonial, sacré, on entre, avec la deuxième partie, dans une forme très bâtarde avec laquelle je me suis battu quand elle a commencé à apparaître. C’est une forme grotesque, avec plein de types de jeu qui cohabitent: c’est un peu comme la déchéance de notre monde, le miroir de notre société. Après, j’ai fait une autre réécriture, où on résout les deux premières versions. Évidemment, tout ça est très dense. Dans le premier tiers, je fais Yeats, le "père", le plus fidèlement possible, avec les outils que j’ai accumulés. Dans la deuxième partie, c’est comme brûler l’auteur. Dans la troisième, tout ça se résout dans un acte poétique très léger. Avec cette dernière écriture-là, comme auteur, j’ai l’impression d’accéder à une espèce de fluidité, où on dirait que j’ai pris Yeats, celui qui m’a mis au monde, avec qui je dialogue, et que j’ai réussi à l’avaler. À lui donner toute sa valeur, pour ensuite finir par passer outre. C’est un projet éminemment politique, même s’il est poétique. Parce qu’il débouche sur les grands enjeux du 21e siècle: la montée de la droite, les frasques de l¹intégrisme religieux, la place de l’art…"

La bénédiction de Wajdi Mouawad

Limbes est coproduit avec le Théâtre français du CNA, à l’invitation de Wajdi Mouawad. "Depuis que je connais Wajdi, il m’encourage à m’abstraire de mes influences, à "tuer mon père". Je profite de l’occasion pour lui trancher la tête pour de bon… Je trouvais que c’était un beau clin d’oeil."

La suite? "J’ai regardé la liste de tout ce que je voulais faire: ben… j’ai affaire à vivre jusqu’à 90 ans!" Cette année seulement, Vu d’ici, Limbes, et au printemps prochain, Trans(e). Comment y arriver? "Ben j’travaille! Je travaille, et je suis préoccupé d’art. Les choses sont pas séparées: je travaille à un grand projet artistique. Et là, comme artiste, je sens que je me suis mis au monde; il y a une part de moi qui est affranchie… J’ai l’impression que j’ai fait une place, où j’existe. C’est peut-être tout petit, mais je sens que je peux présenter ce que je fais, que les gens vivent avec ça. Je sais pas ce qui est à la mode, je sais pas ce qui est pas à la mode; je ne me sens ni à la mode ni démodé. Tout ça fait que je commence aussi, même si je travaille beaucoup, à regarder la vie, à me demander c’est quoi la place du quotidien là-dedans. C’est beaucoup de travail, de rigueur. Mais en même temps, c’est ça la beauté de l’art, je pense. D’être préoccupé de ça, et de travailler à construire un rapport au monde; moi, c’est la façon que j’ai de vivre avec l’infini du ciel."

*Christian Lapointe travaille en lien étroit avec son équipe. La voici. Concepteurs: Adèle Saint-Amand, Jean-François Labbé, Mathieu Campagna, Hanna Abd El Nour, Danielle Boutin, Dominic Thibault, Lionel Arnould, Martin Sirois. Interprètes: Jocelyn Pelletier, Olivier Lépine, Ève Pressault, Sylvio Arriola, Christian Essiambre.