Dominic Champagne et Jean Lemire : Nature humaine
Regroupant une belle brochette de talents québécois, Paradis perdu s’annonce comme un conte scénique à saveur humaniste et écolo. Rencontre avec l’artiste Dominic Champagne et le biologiste Jean Lemire, les idéateurs de cette création multidisciplinaire.
Le spectacle s’ouvre sur la désolation d’un paysage d’apocalypse. Un soldat, l’acteur physique Rodrigue Proteau, n’a plus personne à combattre. L’humanité a été rayée de la carte par sa propre folie destructrice. À l’heure de sa mort, l’homme se prend à rêver d’un monde qu’il pourrait recréer et en devient le jardinier.
Il s’invente un fils, le clown Goos Meeuwsen, et lui offre l’amour en la personne de la danseuse Esther Gaudette. De leur union naîtra le premier chaînon d’une humanité à venir, un enfant interprété en alternance par les jeunes Vlace Samar et Émilien Néron. Raconté par Pierre Lebeau, le conte est mis en musique par Daniel Bélanger et en images par Olivier Goulet. Une équipe à dominante masculine pour recréer le monde.
Mythe fondateur
"Le mythe fondateur d’une harmonie entre l’humain et l’environnement est présent dans de nombreuses civilisations et il y a toujours un moment où l’homme et la femme en sont exclus, commente l’auteur, metteur en scène et concepteur Dominic Champagne. Mais au fond, chaque être humain connaît cette harmonie dans l’utérus, et son aventure débute quand il en est expulsé. On grandit tous en sachant que le paradis existe, qu’il est perdu à tout jamais, et on cherche à le retrouver en recréant des conditions dont on a la mémoire."
On revisite donc le mythe chrétien de La Genèse dans Paradis perdu, mais en évacuant la notion de péché originel pour exalter le pouvoir de l’amour (dont certains physiciens avancent qu’il serait à l’origine de la vie et de la création du monde) et la beauté de la nature. "C’est cette beauté qui nous touche et nous transforme", assure le biologiste et cinéaste Jean Lemire, chef de mission de plusieurs expéditions à bord du voilier Sedna IV.
"Je dis souvent que si on pouvait emmener les gens dans les coins reculés du globe pour leur faire vivre une infime partie de ce qu’on voit sur le terrain quand on est en expédition, on réglerait probablement 50 % des problèmes sur la planète, poursuit-il. Parce qu’on vit beaucoup trop sans se soucier du futur, on cherche le confort égoïstement sans mesurer les conséquences de nos actes. Résultat: on assiste actuellement à la disparition d’espèces vivantes à un rythme effarant. On parle d’ailleurs de la sixième grande extinction." "Se rapprocher de la contemplation de la nature est aussi une bonne voie pour trouver notre place dans ce que David Suzuki appelle l’équilibre sacré", ajoute Champagne.
Artistes responsables
Si on n’hésite pas à montrer le côté destructeur de la nature humaine, il n’y aura ni leçons de morale ni données documentaires dans ce spectacle, nous assure-t-on. La finale devrait même susciter nombre de questionnements. S’agissant d’un conte, ce qui prime, c’est l’émotion. L’objectif premier des créateurs est de faire vivre au public une expérience spectaculaire. Tant mieux si elle éveille sa conscience et le conduit à un comportement plus écologique.
Qualifiant cette oeuvre hybride d’"odyssée dans le jardin du monde et dans le coeur de l’homme", ses créateurs passent par l’âme et par les voies de l’humanisme pour faire comprendre que la vie, et pas seulement celle des humains, est la valeur la plus précieuse. Une belle façon de commencer l’Année internationale de la biodiversité.
"On pourrait me reprocher de surfer sur un sujet à la mode, mais je pense qu’au même titre qu’il a été nécessaire, à un moment donné, de militer contre la guerre du Vietnam ou la prolifération atomique, il est important aujourd’hui que les artistes s’engagent dans la question fondamentale, humaine et politique de notre rapport à l’environnement, s’enflamme Champagne. Et surtout comme citoyens de ce pays où on se sent tellement arriérés et honteux. Au fond, mon principal défi dans ce projet était de faire en sorte que ce soit beau pour transcender le discours sur l’environnement."
Planteur d’arbres
La préoccupation de l’artiste pour la planète ne date pas d’hier. Profondément touché par L’Homme qui plantait des arbres, film d’animation que Frédéric Back a réalisé en 1987 sur le magnifique récit du Français Jean Giono, Champagne est lui-même devenu un planteur d’arbres, lançant le défi aux habitants de son village de villégiature d’en mettre en terre 2000 l’espace d’un été.
Naturellement, quand Lemire lui propose d’allier art et écologie, il voit une chance de marcher dans les traces de ces deux créateurs inspirants. "Après le spectacle sur les Beatles à Las Vegas, qui est une vraie catastrophe écologique, j’ai eu beaucoup de propositions, mais j’étais habité par la question de ce que je devais faire et ça m’a pris un certain temps avant de trouver une réponse convaincante, raconte Champagne. La rencontre avec Jean a été une étoile dans la nuit où je naviguais."
La rencontre a lieu en 2007, au Gala excellence La Presse / Radio-Canada où les deux hommes sont en nomination pour le titre de "Personnalité de l’année". Trophée en main, Champagne rend un vibrant hommage au biologiste qui, à son avis, méritait plus que lui cette distinction. Il faut dire que Lemire a réalisé l’exploit de naviguer plus d’une année en Antarctique, de captiver pendant cette période plus d’un million d’internautes grâce à sedna.tv et de poursuivre son action de sensibilisation à la cause environnementale avec un film, deux séries télé et un livre.
Art militant
À son tour, l’homme de théâtre choisit de poser un geste militant. Il s’engage dans l’aventure de Paradis perdu qu’il portera à bout de bras avec Jean Lemire, trouvant peu de producteurs assez audacieux pour soutenir un projet d’une telle envergure. Rapidement, il fait appel à Daniel Bélanger qui, à ce moment-là, chante La fin de l’homme ne sera pas la fin du monde. Le compositeur oeuvre pour la cause, artistique et politique, bien plus que pour l’argent, comme l’ensemble des artistes et artisans impliqués. Parmi ceux-ci, Giles Martin signe quelques musiques additionnelles et l’humoriste François Pérusse prête sa voix aux créatures imaginaires du concepteur vidéo Olivier Goulet.
Le paradis en 3D
Paradis perdu est plus qu’un spectacle. C’est un disque et un film de 90 minutes. Ou plutôt trois, car le concepteur vidéo Olivier Goulet investit trois surfaces: le sol, un rideau en fond de scène et un tulle semi-transparent à l’avant. Et si Dieu a créé le monde en sept jours, sa recréation sur scène a pris de nombreux mois de travail. "Tout le contenu est original, rien n’est acheté ni réel", précise le créateur de 29 ans qui a sollicité l’aide de la vingtaine d’équipes internationales avec lesquelles son entreprise, Geodezik, collabore régulièrement.
Synthétiques ou artisanales, toutes les images ont demandé un traitement particulier et minutieux. "On utilise des techniques non communes pour créer des effets, explique celui que les grands noms de la scène musicale s’arrachent. Par exemple, les montagnes sont issues de terre cuite qu’on a fait chauffer pour faire de la terre craquelée, on a créé des gouttes d’eau avec du mercure et j’ai transformé des planches dessinées pour créer la végétation."
Puis il ajoute: "Je fonctionne habituellement beaucoup en analogique, mais j’ai dû faire beaucoup de 3D pour correspondre à l’esthétique du théâtre. Pour ce qui est de la diffusion, on utilise une technique de jeu d’ombres et de lumières pour créer de la 3D sur un écran 2D. Et on le fait sur un plancher conçu par Michel Crête, un génie du décor, qui permet d’accentuer énormément les effets vidéo et qui donne toute une profondeur. Le travail d’éclairages de Martin Labrecque est aussi remarquable. Je sens que la vidéo va sortir grande championne de cette oeuvre-là, mais c’est vraiment le résultat d’un travail d’équipe incroyable."