Marc Béland et Brigitte Haentjens : L'homme blessé
Scène

Marc Béland et Brigitte Haentjens : L’homme blessé

Brigitte Haentjens entraîne Marc Béland et huit autres comédiens dans son adaptation du Woyzeck de Georg Büchner. La metteure en scène et son interprète, osons dire, fétiche nous parlent du destin d’un homme cruellement dépossédé de lui-même.

Il y a au moins dix ans que Brigitte Haentjens espère monter son Woyzeck. Il faut dire que la dernière pièce de l’écrivain allemand Georg Büchner, foudroyé par le typhus en 1837, alors qu’il n’avait que 23 ans, a de quoi fasciner. Inachevé, constitué de fragments, des éclats d’histoire qui obligent, ou du moins autorisent, un metteur en scène à faire des choix et même à combler quelques espaces vacants, le texte est sûrement l’un des plus montés en Europe à l’heure actuelle.

"Il y a longtemps que je ressens un appel pour ce texte, explique Haentjens. Je ne sais pas exactement pourquoi il m’attirait autant. À vrai dire, c’est en travaillant qu’on découvre pourquoi une pièce nous rejoint aussi profondément. Quelque part, c’est comme une rencontre amoureuse. Une rencontre que je me sentais prête à faire. Je ne pense pas que j’aurais pu faire ça il y a dix ans. En tout cas, pas de cette façon!"

Pour satisfaire aux besoins de Marie (Évelyne Rompré), la mère de son fils (Raoul Fortier-Mercier ou Victor Croteau), Woyzeck (Marc Béland) sert de cobaye au Docteur (Paul Ahmarani) et de subalterne au Capitaine (Paul Savoie). Les mauvais traitements qu’il subit le font lentement mais sûrement sombrer dans la folie. Même son amitié avec Andrès (Gaétan Nadeau) ne suffira pas à éviter le pire. Lorsqu’il soupçonne Marie de fréquenter le Tambour-Major (Sébastien Ricard), le "héros" perd la raison et, submergé de jalousie, tue la mère de son enfant.

Même si la pièce décrit la descente aux enfers d’un homme "dépossédé de son corps et exploité suivant une série de stratagèmes subtils et pernicieux", la directrice de la compagnie Sibyllines oeuvre résolument dans le plaisir. "C’est un travail extraordinairement stimulant, lance-t-elle. Il y a des écritures qui te vident le coeur, qui te vident la moelle, comme Sarah Kane, mais dans ce cas-ci, comme chez Heiner Müller, le texte, d’une telle richesse, donne énormément. Probablement parce qu’il s’agit d’une vision du monde qui dépasse l’ego, une vision politique au sens le plus large du mot, qui englobe l’intime et le collectif."

UN TEXTE REVOLUTIONNAIRE

Avec Louis Bouchard, Fanny Britt, Stéphane Lépine et Marie-Elisabeth Morf, Haentjens a solidement adapté la partition de Büchner, pris des libertés, notamment linguistiques et référentielles, qui risquent bien, sur scène, de faire mouche parce qu’elles sont audacieuses mais toujours cohérentes, réfléchies, défendables. "Brigitte s’est approprié le texte, lance Béland, et je pense que c’était très important de le faire. Ça donne une direction à la pièce, une immédiateté qui est intéressante, même pour les acteurs. C’est vraiment bien de pouvoir se référer à notre imaginaire, à notre langue, à nos images." "C’est un texte qui est révolutionnaire, ajoute Haentjens. Si tu l’abordes comme un objet de musée, c’est sans intérêt."

La modernité de Woyzeck est indéniable. Plusieurs années avant que ce ne soit chose courante, l’auteur propose une dramaturgie "faite d’une succession d’instants", un théâtre qui "traque le réel dans sa complexité et son morcellement". En 1991, dans un entretien avec Olivier Ortolani publié dans le magazine Théâtre/Public, Heiner Müller, dont les partis pris ont beaucoup à voir avec ceux de Büchner, estime que ce dernier pose "une sorte de regard angoissé sur la réalité": "On ne voit pas la réalité, on voit de la réalité, on voit des choses, on voit des situations, on voit des hommes."

Ce genre de théâtre, on l’a dit plus haut, oblige ceux qui s’y frottent à prendre position. En ce sens, on peut dire qu’il pave la voie au règne actuel de la mise en scène. "C’est un texte passionnant pour tous ces trous dont il est parsemé. Au théâtre ou au cinéma, on cherche trop souvent à tout expliquer les choses de manière psychologique. Pourquoi? La vie ne fonctionne même pas comme ça! Il y a des gens qu’on connaît depuis 20 ans et on ne sait même pas ce qui les mène."

Avec son équipe de production, la metteure en scène a imaginé que les aventures de Woyzeck se déroulaient dans un lieu relativement abstrait. Pas une base militaire. Pas un village allemand pauvre de la fin du 19e siècle. Pas un quartier défavorisé de Montréal. "Je n’avais pas envie d’une transposition littérale à notre époque. Je trouvais ça réducteur. Les personnages doivent demeurer des archétypes. J’ai donc choisi de situer tout ça dans un espace tragique, poétique, un lieu polyvalent, très théâtral, mais qui devrait évoquer le monde du travail, l’industrialisation, un univers où règne un arbitraire."