Robert Lepage : Grand explorateur
Scène

Robert Lepage : Grand explorateur

Lipsynch, le troisième spectacle-fleuve de Robert Lepage, est de retour chez nous, sur la scène du Théâtre Denise-Pelletier, dans sa version intégrale de neuf heures. Depuis Vancouver, où il présente Le Dragon bleu, le directeur d’Ex Machina répond à nos questions.

Voir: Quelles sont les modifications majeures apportées au spectacle depuis qu’il a été présenté au Festival TransAmériques en mai 2007?

Robert Lepage: "Lipsynch est maintenant présenté dans sa version intégrale. On parle de trois heures et demie de nouveau matériel. Il manquait des morceaux importants au casse-tête. On avait cinq tableaux qui étaient vraiment développés; cette fois, on en a neuf. Ça fait une grosse différence. À l’époque, certaines histoires semblaient détachées du reste, comme des satellites. C’est beaucoup moins le cas maintenant. On a revisité les embryons et on leur a donné la nourriture nécessaire à leur développement. On a essayé de tout relier, de faire circuler le sang dans tout le spectacle, dans les destins de tous les personnages. Il a fallu changer l’ordre des scènes et modifier les relations entre certains personnages. Au final, le spectacle est plus complet et plus facile à diviser. On peut donc le voir intégralement ou en trois soirées. Les trois histoires sont relativement autonomes, mais elles trouvent chacune un écho dans les deux autres."

C’est assez original pour un artiste reconnu de par le monde comme un fabuleux créateur d’images de consacrer un spectacle de cette ampleur à la voix humaine.

"Bien que mon travail ait toujours été associé à l’image, le point de départ n’est jamais l’image en soi. Parfois c’est la musique, parfois c’est la voix, le langage, le texte, la parole… Mais ce n’est pas nécessairement ça qui ressort à la fin de nos explorations. Cette fois, on s’est vraiment forcés pour donner la préséance au son. On a d’ailleurs demandé aux gens de la vidéo et des éclairages d’être dans les coulisses et à ceux du son d’être au centre de la salle, d’avoir un emplacement privilégié et d’être les grands régisseurs de tout ça. On voulait vraiment que ce soit quelque chose qui touche les oreilles d’abord."

On dit que la radio exerce sur vous, et depuis longtemps, une certaine fascination.

"Alors qu’elle est basée sur la voix humaine, la radio est l’un des médias les plus visuels qui soient. Elle suscite une foule d’images. C’est ce paradoxe que j’ai voulu explorer dans Lipsynch. Je dirais même que j’ai voulu l’investiguer. C’est pourquoi la représentation offre des images comme on a l’habitude d’en voir dans les spectacles de Robert Lepage, mais aussi des images qui sont provoquées par le son, la parole, le texte ou la musique."

La musique est fondamentale dans le spectacle. Est-ce dû à vos incursions de plus en plus fréquentes à l’opéra?

"Dès le départ, on travaillait avec les trois mouvements de la Symphonie no 3 de Gorecki. Autrement dit, les ressources sensibles pour le développement du spectacle étaient d’ordre musical, et même lyrique. Il est vrai qu’une bonne partie de ce que j’ai appris à l’opéra, le langage, le vocabulaire, a été mis à profit. Cela dit, j’ai découvert des choses à l’époque où je faisais du cinéma, sur le travail de la voix, du son, de la postsynchro et de la traduction, qui ont aussi eu une très grande influence sur Lipsynch."

Qu’est-ce qui distingue cette troisième fresque de celles qui l’ont précédée?

"Le fait de créer un spectacle sur la voix a attiré des spécialistes dans le domaine: une chanteuse d’opéra, un imitateur, quelqu’un qui fait des voix off et de la postsynchro… Ces nouveaux collaborateurs se sont joints au noyau d’Ex Machina. Ils ont diversifié les talents, les ressources, mais aussi les références culturelles. Cette fois, la majeure partie de la distribution n’est pas québécoise. Dans La Trilogie des dragons et Les Sept Branches de la rivière Ota, les intrigues concernaient essentiellement des personnages québécois. Même les étrangers étaient joués par des Québécois. Cette fois, c’est autre chose. Il faut aussi dire que grâce au Théâtre Sans Frontières, qui était dès le départ parmi les coproducteurs, le spectacle a été en bonne partie créé à Newcastle, dans le nord-est de l’Angleterre. Ça nous a changés de la cour de la Caserne à Québec."

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Comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de spectacles de l’ampleur de Lipsynch au Québec?

"La raison pour laquelle les gens en viennent à ne faire que des solos ou des spectacles à deux ou trois comédiens est certainement économique, mais il y a aussi des gens qui ont accès à plus de ressources qui font des spectacles très intimistes. Je pense que c’est beaucoup une influence de la télévision et de notre cinéma d’auteur."

N’y aurait-il pas quelque chose de "culturel" dans cette manière de faire?

"Sûrement. On se sent obligé au Québec, en tout cas dans le milieu du théâtre, de s’imposer des cadres, de se plier à des règles qui sont, au fond, imaginaires. On pense qu’on n’a pas le droit de faire un spectacle qui ne commence pas à 20 h et qui dure plus que deux heures. À cause du dernier métro, du dernier autobus, de la gardienne, du stationnement… Disons qu’on s’est créé des limites qui sont très superflues. L’artiste de théâtre a une grande liberté et, souvent, il ne sait pas qu’il l’a. Moi-même, à l’époque où je n’avais pas de moyens du tout, aux premiers balbutiements de La Trilogie des dragons, j’avais l’ambition de faire des spectacles de six heures. On se disait que les gens allaient venir et ils sont venus. Si on se donne le temps de raconter une histoire, qu’on a de l’énergie et de l’imagination, on peut réussir à créer des fresques. C’était le cas de Wajdi, et ce, dès ses débuts. Il y a des tas de gens dans le milieu qui veulent faire ça. L’enthousiasme et les ressources humaines sont là. Je ne comprends pas qu’on ne le fasse pas plus."

Le théâtre a pourtant quelque chose de fort singulier à offrir?

"Le théâtre est une expérience unique. Il nous offre une chose que même les lunettes 3D d’Avatar ne peuvent nous offrir. On peut se perdre au théâtre pendant une journée de temps. On peut faire un pèlerinage. Quand on passe une journée dans un théâtre, on entre dans le monde de quelqu’un, dans son cosmos, on apprend les règles, les lois. Ça devient un marathon, pas seulement pour les performeurs, mais aussi pour les spectateurs. Ce qui crée un esprit de communauté incomparable. On ne s’assoit pas de la même façon dans un théâtre quand on sait qu’on va y passer neuf heures. En fait, j’ai l’impression que c’est ça, l’avenir du théâtre: créer des événements et nous raconter des histoires d’une manière totalement différente."

Vous n’avez jamais cessé de prôner l’hybridité.

"Effectivement. Et je pense qu’il est plus que jamais temps de faire un théâtre multilingue et multiculturel. La rencontre des différentes disciplines, dans mon travail en général, est le reflet de ça. La danse, l’opéra, le théâtre, la vidéo, l’architecture, la littérature… Ce sont des langages qui arrivent avec leurs règles et leur vocabulaire. Mon rôle est de créer des carrefours où tout ça se mélange. C’est toujours une tour de Babel et un chaos épouvantable au début, mais on finit par trouver une logique, un langage commun. Sur une scène, comme dans tout conflit armé, tout échange diplomatique, tout problème politique, j’en suis persuadé, il est possible de créer des points de rencontre entre les différents langages."