Lipsynch : Trouver sa voix
Dans Lipsynch, une saga cosmopolite qui s’étend maintenant sur neuf heures, entractes inclus, Robert Lepage entrelace les destins avec maestria.
Après La Trilogie des dragons, en 1985, et Les Sept Branches de la rivière Ota, en 1994, Robert Lepage nous offre une troisième fresque. Lipsynch est un spectacle extraordinaire, dans tous les sens du mot. Dans cet amalgame d’intime et de collectif, la voix humaine est le canal de prédilection, celui qui cristallise l’identité et renferme les souvenirs, celui grâce auquel on chante sa peine ou sa survivance, celui qui permet de crier sa douleur ou sa jouissance.
Quand il s’agit de raconter une histoire, aussi vaste et ramifiée soit-elle, le directeur d’Ex Machina n’a pas son pareil. Dans les vies intriquées des neuf personnages principaux de Lipsynch, il est beaucoup question de viol, d’esclavage sexuel, d’inceste et de prostitution. La mort, la maladie et le deuil sont aussi très fréquents. Pourtant, le spectacle n’est jamais mélodramatique, jamais complaisant. Une fois de plus, le charme Lepage opère. En misant sur le pouvoir d’évocation du son et de l’image, beaucoup sur la musique et le chant, mais aussi sur la drôlerie inhérente à la condition humaine, le comique qui se pointe irrémédiablement, même dans les jours les plus sombres, le metteur en scène s’assure d’épouser la complexité de nos vies affectives et citoyennes.
On trouve dans cette version intégrale l’équilibre et la consistance qui manquaient à la version "en travail" présentée au Festival TransAmériques il y a trois ans. Les transitions entre les scènes sont beaucoup plus fluides, notamment pour des raisons techniques: l’ingénieux dispositif scénographique est maintenant reconfiguré à la vitesse de l’éclair. Mais il faut aussi dire que deux pièces essentielles, tout aussi émouvantes que signifiantes, ont été adjointes au puzzle.
Le plus bel ajout concerne le personnage de Michelle, brillamment interprété par Lise Castonguay. La femme, une intellectuelle hantée par son enfance religieuse, au bord de la folie, n’arrive plus à écrire, mais, entre les quatre murs de la librairie où elle travaille, elle sait transmettre sa passion de la littérature. Le tableau est un sublime hommage à la poésie de Claude Gauvreau, à la ville de Québec et à l’hiver, une poignante évocation du pouvoir à la fois castrateur et créateur de la maladie mentale.
Il reste que deux des articulations de la saga manquent encore de substance. Il s’agit de celles mettant en scène les personnages de Jackson (John Cobb), inspecteur de police, et Sebastian (Carlos Belda), spécialiste du doublage. Tablant avant tout sur l’humour, leurs portions sont moins denses, moins étoffées. Si on les compare à ceux des autres protagonistes, leurs drames paraissent anecdotiques. Ici, le comique joue des tours à Lepage, surtout durant les funérailles du père de Sebastian, presque burlesques.
Heureusement, il y a dans les quêtes de Marie (Frédérike Bédard), Ada (Rebecca Blankenship), Lupe (Nuria Garcia), Sarah (Sarah Kemp), Jeremy (Rick Miller) et Thomas (Hans Piesbergen) tout ce qu’il faut pour nous garder en haleine jusqu’à la toute fin, qui vient trop vite. Qu’elles soient lyriques ou synthétiques, hors champ ou radiophoniques, intérieures ou postsynchronisées, qu’elles se posent sur des airs rock, jazz ou grégoriens, les voix de Lipsynch ne sont pas de celles qui s’oublient aisément. Bienheureux ceux et celles qui auront la chance de les entendre.