Pascale Bussières : Prison intérieure
Elle n’a foulé les planches qu’une seule fois, en 1998. Douze ans plus tard, Pascale Bussières, enfant chérie du cinéma québécois, remonte sur scène dans Huis clos, de Jean-Paul Sartre, sous la direction de Lorraine Pintal.
Son regard perçant, intelligent, félin et autoritaire, son charme indéniable et son élégance indiscutable font de Pascale Bussières une candidate de choix pour le rôle d’Inès, séduisante employée des postes au lesbianisme affiché et provocant. En 1943, quand Jean-Paul Sartre écrit Huis clos, Inès n’est pas loin de constituer un petit scandale, un personnage rarement entrevu dans la littérature et le théâtre.
Elle sera, comme le veut l’adage, un bourreau pour l’autre, un maillon de premier plan dans la machinerie sadique imaginée par Sartre pour illustrer l’idée que "l’enfer, c’est les autres". C’est-à-dire, pour faire court, que le jugement d’autrui et l’image que l’on perçoit de soi dans le regard de l’autre seront toujours les seuls moyens de se définir comme être humain, et qu’il y a là un danger. Bienvenue au coeur de l’existentialisme sartrien. "Comment continuer d’exister dans le regard et le souvenir de l’autre, c’est la grande question que pose ce texte, et c’est une question erronée parce qu’elle accorde aux autres un trop grand pouvoir sur nous", explique la comédienne.
Bussières, femme pensante, est bien heureuse de fréquenter ces idées-là pour quelques mois. Elle n’en avait qu’une connaissance superficielle, comme tout le monde, et surtout grâce aux romans d’Albert Camus, qu’elle connaît mieux que la pensée de Sartre. "Ma perception de l’existentialisme est d’ailleurs indissociable de l’époque de Sartre et de l’image très sexy qu’on en conserve, liée à un certain esprit révolutionnaire de gauche et un certain glamour: le contraste noir et blanc, la fumée, les cafés, la conversation. Cette effervescence-là, on la sent d’ailleurs dans le texte. Il y a chez ces auteurs une si grande volonté de réfléchir sur le monde et de mettre la société en relation avec ses paradoxes; c’est passionnant."
Passionnant, et même très fougueux, semble dire Bussières, qui voit chez Sartre une telle indépendance d’esprit qu’elle l’associe d’emblée aux révoltes de l’adolescence. "Sartre propose de vivre sans concessions, de décider soi-même de ce que l’on vit plutôt que de se laisser emprisonner dans des rôles prédéfinis. C’est plus facile d’être à ce point libre-penseur à un plus jeune âge. Je vois bien que, de mon côté, la liberté d’agir et de penser, le désir d’être à la hauteur de mes idéaux et de ne pas laisser le contexte social dans lequel j’évolue me réfréner n’est plus aussi fort qu’il a pu l’être quand j’avais vingt ans. À notre époque, la réflexion existentialiste n’appartient hélas plus aux adultes."
Moins prisonniers qu’ils n’en ont l’air
La scénographie, toujours primordiale dans les mises en scène de Lorraine Pintal, évoquera une prison abstraite. Plutôt que de situer l’enfer dans un salon bourgeois Second Empire comme le propose Sartre dans sa didascalie initiale, la metteure en scène fait évoluer ses personnages dans une sorte de cage suspendue aux barrières plus flexibles qu’elles n’en ont l’air. "Ça renvoie à la responsabilité, ou au choix que propose Sartre, dans le sens où les barreaux n’emprisonnent que partiellement l’action et que le choix de s’en sortir existe. Tout cela renvoie à une autre perception de l’enfermement, à l’idée de la prison intérieure, et évoque les conditionnements qui emprisonnent l’humain et l’empêchent de décider de son sort. Ce qui, aux yeux de Sartre, est une illusion."
Quand Inès débarque en enfer, Garcin, journaliste "vertueux" interprété par Patrice Robitaille, est déjà là, inquiet de ne pas voir autour de lui des "machines de torture". Ils seront bientôt rejoints par Estelle (Julie Le Breton), riche mondaine misant sur son pouvoir de séduction pour se sortir de toutes les impasses. Des personnages qui ne laissent rien voir de leurs failles et continuent à se comporter comme chez les vivants, à se soucier avant tout de leur image et de leur contenance. "Ce sont des personnages très contemporains au fond, des gens qui portent des masques dont le vernis se craquelle et qui finissent par tomber. Mais leur révélation se produit tout en subtilités, et ce n’est pas parce que les masques tombent que c’est soudainement l’instinct qui parle. Ils demeurent des créatures extrêmement civilisées, régies par l’ordre social." Si la sexualité occupe une grande place dans la pièce de Sartre, elle n’est jamais que pulsionnelle ou animale, toujours extrêmement nuancée et complexe.
Un enfer à trois têtes
Inès a beau être la plus lucide des trois et laisser croire qu’elle maîtrise la situation ou qu’elle ne joue pas le même jeu que ses congénères, sa progression n’est pas plus facile à interpréter. Bussières juge que "la courbe du personnage sème le doute. On a l’impression qu’elle en sait plus que les autres sur cet enfer dans lequel ils viennent d’atterrir, comme si elle avait un deal avec le garçon d’étage. Elle est très convaincante, et ça fait en sorte que sa propre révélation devant les autres est plus complexe à incarner. Ce doit être très subtil, et les jalons ne sont pas faciles à trouver. À deux semaines de la première, je suis encore en train de travailler ça".
Mais un tel rôle, dont la progression est absolument indissociable de la dynamique d’échange à trois personnages, ne se construit-il pas en étroite collaboration avec les deux autres acteurs, de manière plus collective qu’individuelle? "Oui et non, répond l’actrice. Il ne faut en tout cas jamais surdramatiser le texte, ne pas perdre l’esprit de la conversation très civilisée, souvent superficielle malgré les apparences contraires. Ils se traquent comme des animaux et chacun a un rôle fondamental à jouer dans ce petit manège, alors oui, c’est une dynamique qui se travaille de très près à trois acteurs, mais dans laquelle on ne peut pas négliger le travail personnel. Cela dit, je crois qu’il faut adopter l’approche la moins psychologique possible. Ce qui compte, ce sont les mots, ou la manière dont chaque phrase crée un effet sur l’autre."
Du cinéma au théâtre
Pascale Bussières n’avait jamais mis les pieds sur une scène de théâtre avant le 5 mai 1998, soir de première de la pièce Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller, dans laquelle elle jouait le rôle d’Abigail Williams, toujours sous la direction de Lorraine Pintal. Depuis, on ne l’a jamais revue sur les planches. Actrice de cinéma avant tout, elle a continué à travailler sans relâche sur les plateaux de tournage.
Pourtant, son interprétation avait fait plutôt bon effet sur la planète théâtre. Si la mise en scène de Pintal n’avait guère impressionné les critiques, la comédienne n’avait reçu que des éloges. Dans Le Devoir, Hervé Guay écrivait: "Pascale Bussières s’en sort très honorablement. Elle ne donne pas l’impression de fouler les planches pour la première fois. L’Abigail qu’elle campe s’avère crédible tant en accusatrice pleine de duplicité qu’en amoureuse dépitée." Même constat de la part de Raymond Bernatchez, de La Presse, qui jugeait que "la magie de sa présence envoûtante [avait] produit son effet. Avec chaque accent de sa voix, chaque mouvement du corps, chaque muscle qui bougeait tout autour de ses yeux de feu, elle disait qu’elle était, par tous ses pores, l’Abigail Williams imaginée par Arthur Miller".
Il était donc plus que temps de la retrouver sur scène. Elle en a d’ailleurs ressenti elle-même le besoin. "Le travail de longue haleine qu’impose le théâtre me manquait prodigieusement. J’avais le goût d’un travail de fond sur un texte, de décortiquer vraiment un personnage. Chaque rôle que joue un acteur lui apprend des choses sur lui-même et sur le monde, mais je pense que c’est encore plus vrai au théâtre, à cause du temps dont on dispose. Pour moi, jouer Huis clos est une expérience intellectuelle vibrante, mais aussi très physique et émotive. C’est très complet."