Fabrice Melquiot et Denis Lavalou : Trajectoire interrompue
Entretien croisé avec Fabrice Melquiot, auteur de C’est ainsi mon amour que j’appris ma blessure, et Denis Lavalou, comédien, metteur en scène et codirecteur artistique du Théâtre Complice.
L’auteur français Fabrice Melquiot est l’un des plus productifs et des plus doués de sa génération. Comme toujours, le Québec tarde à produire ses pièces, et l’on ne compte chez nous qu’une petite poignée de metteurs en scène qui s’y sont attardés.
Avec C’est ainsi mon amour que j’appris ma blessure, Denis Lavalou et Marie-Josée Gauthier, codirecteurs du Théâtre Complice, sont les premiers à proposer l’un de ses monologues au public montréalais, qui connaît mieux ses pièces politiques ou ses tragédies, comme Le Diable en partage qu’a montée la troupe DuBunker en 2007 ou Autour de ma pierre il ne fera pas nuit, déjà produite par de jeunes troupes de Montréal et Québec.
"J’ai écrit une dizaine de pièces pour acteur seul, précise Melquiot, mais j’ai du mal à les considérer comme des monologues. Ce sont des pièces pour personnages abandonnés, dans lesquelles l’acteur seul sur le plateau doit défendre sa propre partition mais aussi recomposer les partitions de ses partenaires fantômes."
Un homme, à l’aéroport de Madrid, dévasté par une rupture amoureuse, s’adresse à une jeune femme assise derrière lui (qui sera jouée à Montréal par une jeune danseuse, Victoria Diamond). Elle ne lui répond pas, mais il retrouve en quelque sorte en cette femme énigmatique le souvenir de celle qui l’a abandonné. Il en est foudroyé et déverse soudainement un flot de paroles incontrôlables.
Lavalou, qui joue le rôle principal en plus d’assurer la mise en scène avec Gauthier, voit la pièce comme de la "pensée proférée". Depuis toujours, il s’intéresse aux personnages en danger de disparition, qu’une soudaine urgence force à prendre le crachoir. "Ça relève de la même dynamique interne que La Pluie, de l’Australien Daniel Keene. C’est un homme qui s’est écarté de son chemin, et je crois qu’on partage tous cette peur de déraper de sa trajectoire, de se retrouver hors de soi, de disparaître socialement, professionnellement et affectivement."
Melquiot, au bout du fil, en rajoute: "Placer un personnage seul au théâtre, dans le lieu de l’art collectif par excellence, pose la question de notre capacité à apprécier notre solitude et à définir le lien qu’on entretient avec elle. La solitude peut aussi être une amie ou un refuge."
Et puis il y a l’amour, l’ultime espoir pour cet homme brisé, la bouée de sauvetage à laquelle il s’accroche frénétiquement. Melquiot dira que sa pièce parle avant tout du désir. "C’est un texte de drague. Je crois qu’au théâtre, la rencontre est intéressante à condition qu’il y ait drague et instabilité du désir. Ce qui m’intéresse dans l’abandon, c’est que c’est un point de départ, une manière d’attiser le feu."
Ainsi mené par la brûlure du désir, l’homme s’exprimera dans une langue chargée et sinueuse. "Quand on voit un visage qui nous met immédiatement en tension, on ne peut pas s’exprimer comme d’habitude. J’ai voulu dilater la langue et être dans une syntaxe spiralée, prendre des chemins détournés pour dire des choses simples. Une forme qui porte en elle les traces de l’ivresse du coup de foudre."