Le Bourgeois gentilhomme : Grandeur et misère
Scène

Le Bourgeois gentilhomme : Grandeur et misère

Complices, Guy Jodoin et Nathalie Mallette enfilent les costumes de Monsieur Jourdain et de sa servante Nicole dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, en visite à la salle Albert-Rousseau dans une mise en scène de Benoît Brière. Parce qu’on ne se lasse jamais d’une bonne comédie-ballet!

Pas facile de trouver un moment pour rencontrer Guy Jodoin. On chercherait à prendre rendez-vous avec le premier ministre qu’on ne se heurterait pas à autant de difficultés. Voir l’a attrapé à la fin d’une journée essoufflante, bien longtemps après la fin de son émission matinale quotidienne à la radio et ses tournages et répétitions du jour. "Il faut croire, dit-il, que l’exigence et l’intensité du théâtre me manquent. Je n’ai d’ailleurs pas joué sur scène un si gros rôle depuis l’école de théâtre. C’est galvanisant, et en même temps c’est très stressant d’être au centre d’une si grosse équipe qui travaille très fort et que je ne veux pas décevoir. Il faut être à la hauteur du travail et de l’intensité de tout le monde, en tout temps. C’est un gros contrat."

Un passé moliéresque

Nathalie Mallette est bien d’accord. "Jouer un Molière, c’est toujours très exigeant; une incroyable dépense d’énergie." Elle le sait bien, elle qui a déjà incarné Charlotte dans Dom Juan. Comme aujourd’hui, elle y jouait le rôle de la femme du peuple, seule représentante de son rang dans les hautes sphères de la noblesse ou de la bourgeoisie. Quand on le lui fait remarquer, elle éclate de rire. "J’ai une face très peuple, semble-t-il. Mais Dom Juan étant plutôt une tragédie, je n’ai pas beaucoup d’expérience dans la comédie moliéresque. Ce rôle dans Le Bourgeois… me permet donc de nager dans de nouvelles eaux."

Même chose pour Jodoin, qui a joué les jeunes premiers dans quatre pièces du maître comique en début de carrière, mais qui se mesure pour la première fois à l’un de ses personnages matures. Après L’École des femmes, Le Misanthrope, Les Fourberies de Scapin et Georges Dandin, il retrouve le plaisir de la langue de Molière. "Ce que je trouve le plus difficile et le plus stimulant chez Molière, c’est la distance qui nous sépare de lui. Le gros défi, c’est de rapprocher ces personnages-là de nous, de chercher dans leurs paroles, leurs manières de dire, ce qui correspond à la parole d’aujourd’hui. Il faut faire un gros travail de compréhension du texte; il y a des phrases dont la formulation ancienne est si éloignée du langage courant, et surtout tellement chargée de sens, qu’elles obligent à un travail de langage et d’analyse passionnant."

Jourdain l’artiste

Dans le programme, le metteur en scène Benoît Brière annonce clairement ses couleurs. Qu’on ne s’attende pas à une relecture: "Je n’ai pas envie de moderniser la pièce dont la situation, à mon sens, est parfaitement d’actualité." C’est donc le thème de l’arrivisme, tel que l’exposait Molière en 1670, que la pièce nous lancera à nouveau. La quête de Monsieur Jourdain, ce petit bourgeois qui rêve d’amour, de noblesse et de grande culture, évoque la rapidité avec laquelle on pense aujourd’hui acquérir une culture solide et surtout la reconnaissance sociale qui vient avec, sans faire les efforts qui s’imposent. "On ne peut pas prétendre devenir un véritable artiste, dit encore Brière, en quelques semaines de télé."

En salle de répétition, les acteurs disent avoir beaucoup réfléchi aux questions de clivage entre l’art populaire et l’art dit élitiste. "Monsieur Jourdain reçoit des leçons de danse, de musique, de philosophie qui le confrontent à des visions différentes de la culture et de la connaissance, explique Mallette. C’est très intéressant à mettre en dialogue avec notre époque, où l’art a vraiment du mal à se démocratiser. Je pense que cette dimension-là du texte a de fortes chances de trouver une résonance contemporaine."

Quand Jodoin en parle, il n’hésite pas à faire référence à la question nationale québécoise. Qui aurait cru que Le Bourgeois gentilhomme nous aurait menés sur ce terrain-là? À vrai dire, ce n’est pas si étonnant. "Combien de gens au Québec considèrent aujourd’hui que l’art est inutile? Si on disposait de statistiques de ce genre, je pense qu’on serait étonné de la monstruosité des chiffres. Mais pourtant, il semble toujours clair pour les Québécois que leur culture passe en grande partie par les artistes. Après tout, quelle trace laisse-t-on de notre culture et de notre identité sans une pratique artistique forte et personnelle? Notre nation, qui est un peu notre pays, en a grandement besoin. Le rayonnement de nos artistes à l’étranger fait aussi en sorte qu’on puisse être un pays aux yeux du reste du monde comme à nos propres yeux."

Jourdain le naïf

Dans la vision de Jodoin, les intentions de Monsieur Jourdain sont nobles. Elles prennent toutefois forme de manière si exagérée qu’on aurait tendance à les trouver vaniteuses, opportunistes et risibles. Il n’en sera rien dans cette mise en scène. "Benoît dit de Jourdain qu’il veut jouer dans la cour des Faux, mais qu’il ne réussit pas parce qu’il est trop vrai. Ça résume bien notre vision du personnage. C’est un grand naïf authentique et noble. Tout le monde rit de lui, mais il ne s’en rend pas compte, il se dévoue tout entier à sa quête qui n’est pas du tout factice. En ce sens-là, Monsieur Jourdain vit un vrai drame. J’adore cette manière d’envisager la pièce. C’est peut-être la maturité qui fait ça, mais je n’ai aucunement envie de mettre les effets comiques de l’avant."

Nathalie Mallette poursuit: "Il est authentique, mais il joue quand même à être autre chose que ce qu’il est. C’est ce qui fait rire Nicole, elle n’en peut plus de le voir faire des mascarades. Elle est terre à terre, bien connectée avec ses racines, elle ne comprend rien aux exubérances de Monsieur Jourdain. Il y a aussi dans la mise en scène l’idée que Monsieur Jourdain est au centre d’une sorte de manipulation. Comme si tous les autres personnages le manipulaient comme une marionnette, comme si les cordes de la pièce étaient tirées à bout de bras par tous les membres de l’équipe, à travers une partition précise, une coordination exemplaire."

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EN AVANT LA TURQUERIE

La scène la plus emblématique et la plus connue du Bourgeois gentilhomme, c’est cette fausse cérémonie turque à laquelle Jourdain est convié par le prétendant de sa fille, Cléonte (François-Xavier Dufour), qui n’a hélas pas la chance d’être né gentilhomme et se heurte au rejet de son beau-père. Comme toujours chez Molière, c’est l’occasion d’une véritable mascarade. Une scène exigeante pour les acteurs, mais diablement réjouissante. "Ça va être de toute beauté, vous allez voir, promet Jodoin. C’est une chorégraphie qu’on veut évidemment présenter de façon très spectaculaire."

Mallette, dévoilant au passage que le metteur en scène Benoît Brière "a pratiqué pendant plusieurs années la danse traditionnelle avant d’être acteur", explique que le comique de la scène passe avant tout par les costumes. "Dans le jeu, on n’insiste pas sur le burlesque de la situation. Le texte et la chorégraphie sont déjà si forts que rien ne sert d’en ajouter. Ce serait un piège d’en faire trop. Mais cette règle-là est totalement enfreinte pour les costumes, qui n’ont littéralement pas de bon sens."

"Dans l’ensemble, poursuivent-ils en choeur, le mot d’ordre, c’est le plaisir, qui est complémentaire à l’intelligence du texte et fait rebondir tous les enjeux comiques avec fracas. C’est un gros travail quand même, c’est le genre de texte et de situations dramatiques qui gardent un acteur entraîné, qui exigent de lui rigueur et intensité vocale et physique en tout temps." Un défi à relever pour l’imposante distribution qui compte entre autres dans ses rangs Stéphane Breton, Monique Spaziani, Émilie Gilbert, Sylvie Léonard, Gary Boudreault et Alain Zouvi.