Isabelle Vincent : Perte de sens
Les comédiennes Isabelle Vincent et Sylvie Drapeau prennent de nouveau la plume. Les Saisons, leur deuxième création commune après Avaler la mer et les poissons, propose d’entrer en pleine tempête dans une maison de campagne sise entre deux époques.
Quand elles pénètrent dans la demeure familiale pour y célébrer l’anniversaire de leur père (Pierre Collin), Avril (Sophie Cadieux), Margo (Annick Bergeron), Alizé (Isabelle Vincent) et Blanche (Micheline Bernard) retrouvent leurs comportements et leurs rôles d’antan. Elles portent en elles les traces du passé familial, mais peut-être aussi les empreintes de tous les habitants de leur village natal, un bagage affectif et social indélogeable qu’elles reproduisent inconsciemment dans chaque mouvement, même si elles cherchent à s’en libérer. Mais en entrant dans la maison endormie, elles ne retrouvent pas leur mère. Partie, envolée, sans laisser d’adresse, sauf quelques vagues indications de son désir d’aller en Angleterre, de s’échapper de son quotidien par un détour dans les vieux pays.
Coproduite par La Manufacture et l’Espace Go, mise en scène par Martine Beaulne, la nouvelle création de Sylvie Drapeau et Isabelle Vincent a même un petit quelque chose des Muses orphelines, de Michel Marc Bouchard, ou encore d’Oublier, de Marie Laberge. Les quatre soeurs, en effet, sont forcées de cohabiter par la tempête, mais aussi par la nécessité de faire la lumière sur la disparition de leur mère et de se questionner sur l’héritage et le patrimoine familial, qu’il soit matériel ou affectif. Ce n’est pas un drame psychologique comme Les Muses orphelines et Oublier, car Drapeau et Vincent s’intéressent davantage au portrait social de leurs personnages, mais la situation dramatique s’y apparente.
Ainsi, le texte s’insère dans une longue tradition dramaturgique québécoise, pétrie de tensions familiales et de dialogues réalistes qui tendent souvent vers le poétique. "La personnalité de chacune évoque une saison, explique Isabelle Vincent, et le rapport de chacune avec la nature et la terre s’exprime en termes lyriques. À cheval sur deux époques, alors que le personnage du père semble tout droit sorti du 19e siècle et que ses filles sont des névrosées contemporaines, la pièce invite par la bande à observer le Québec d’aujourd’hui à la lueur de son histoire."
Le père, centré sur sa terre et son mode de vie traditionnel, est tout à fait inadéquat dans la société post-Révolution tranquille. Ainsi, il confronte ses filles à des valeurs du passé et remet en question les modèles actuels. "La perte du sacré et du vivre-ensemble, poursuit Vincent, est devenue un lieu commun du théâtre contemporain, mais c’est présent dans notre pièce. En mettant en parallèle deux modes de vie issus de deux époques différentes, on invite bien sûr à tisser des liens. C’est aussi présent dans l’enquête que font ensemble les filles pour retracer leur mère, se demandant indirectement comment être soi-même tout en étant totalement ensemble."
Alors que grimpe la conscience environnementale et que les écolos prônent une forme de retour à la terre, porter un nouveau regard sur notre passé agricole et rural s’avère peut-être d’une grande pertinence. Ce n’est pas l’objectif central de la pièce, qui renvoie plutôt aux tensions et aux délicatesses de la cohabitation familiale, mais c’est à méditer.