Christian Lapointe : Posture critique
Scène

Christian Lapointe : Posture critique

Christian Lapointe s’intéresse au transsexualisme comme métaphore du conflit identitaire et social qui est le nôtre. On discute avec l’auteur, metteur en scène et interprète de Trans(e).

La plupart du temps, quand on aborde la problématique de la transsexualité au théâtre, c’est pour livrer un témoignage, un récit de vie. Pensons à Regarde maman, je danse, de la Belge Vanessa Van Durme, Becoming a Man in 127 Easy Steps, de l’États-Unien Scott Turner Schofield, ou encore The Silicone Diaries, de l’Ontarienne Nina Arsenault. Sans vouloir discréditer ce genre de spectacles, Christian Lapointe avoue s’être engagé avec Trans(e) dans une tout autre voie. "Si des membres de la communauté trans viennent voir le spectacle en espérant un témoignage sur leur condition, ils n’y trouveront pas leur compte. On aborde ce sujet-là, c’est certain, mais ça reste un prétexte. Un peu comme la combustion humaine spontanée était, dans CHS, un prétexte pour parler des ravages de la connaissance et du savoir."

Ainsi, pour le directeur du Théâtre Péril, qui est cette fois auteur, metteur en scène et interprète, avec Maryse Lapierre, la question de la dysphorie de genre est d’abord et avant tout une riche métaphore de la condition humaine. "Je cherchais quelque chose qui pouvait symboliser l’humanité dans son entièreté et qui, en même temps, brisait l’image binaire d’un monde divisé entre fumeurs et non-fumeurs, mâles et femelles, pauvres et riches. Avec le transsexualisme, il y a l’idée de ne pas être chez soi dans son corps, de ne pas reconnaître l’endroit où on se trouve comme étant sa maison, l’habitacle de son esprit. Pour moi, c’est un peu comme quand on regarde le ciel, les étoiles, et qu’on se demande ce qu’on fait là, sur cette roche qui flotte dans le néant. Peut-être aussi que mon intérêt pour le transsexualisme provient du fait que j’ai toujours eu beaucoup de mal à me sentir chez moi quelque part. Même physiquement. Disons que ça a toujours été dans mon imaginaire."

Plus qu’une histoire ou un personnage, il y a au coeur de l’oeuvre un conflit, un tiraillement entre l’intérieur et l’extérieur, quelque chose comme un bras de fer entre l’anima et l’animus. "Il s’agit d’un homme qui veut devenir une femme, explique le créateur. Mais qui est à mi-chemin entre les deux. C’est un peu le dialogue entre les parties mâle et femelle, entre quelque chose qui n’est pas tout à fait disparu et quelque chose qui n’est pas encore tout à fait là. C’est une joute verbale qui s’apparente, en ce qui concerne le rythme et le souffle, à ce que Koltès a pu faire avec Dans la solitude des champs de coton. Plus ça avance, plus la matière textuelle est dense. On parle de phrases de cinq minutes où la pensée n’arrête jamais."

Tout en parlant de joute verbale, Lapointe insiste sur le fait qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un monologue, une partition qui lui permet de pousser plus avant ses expérimentations sur le non-jeu. "Le fait qu’on soit deux interprètes, c’est la preuve qu’on ne joue pas le personnage, c’est-à-dire qu’on ne l’incarne pas, on ne fait que lui prêter nos voix. On n’est pas dans un univers où les acteurs font semblant de jouer autre chose que ce qu’ils sont." On reconnaît bien là le metteur en scène, sa volonté de s’écarter du divertissement, son désir viscéral d’échapper au "spectacle du quotidien", son combat contre la "disparition de la pensée".

Pour Christian Lapointe, le théâtre "commence quand il finit". "J’aime que le spectateur ne sache jamais trop où se placer. Qu’il finisse par réaliser que le seul endroit où il peut se poser, c’est en lui-même, dans son corps et dans son esprit. Qu’il retrouve l’usage de ses sens. Ce que je vois autour de moi, ne serait-ce qu’au téléjournal, c’est beaucoup plus trash que le théâtre que je fais. Il faut être sensible à l’horreur si on veut l’être aussi à la beauté. Le théâtre a cette portée, vu son état d’art direct, de nous exposer aux deux."

Vous aurez compris qu’à cette Trans(e), au sein de laquelle un individu se "démembre", morceau par morceau, les amateurs de réalisme ne sont pas conviés. "C’est une parole symboliste, explique Lapointe, une parole qui évoque plutôt qu’elle ne représente. Les spectateurs qui pourront lire la deuxième, la troisième et la quatrième couche vont passer une plus agréable soirée que ceux qui prendront ce qu’il y aura devant eux pour de l’argent comptant."

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TIRER PROFIT DES ACCIDENTS

"Je travaille avec les accidents, lance le metteur en scène. Je laisse une chose m’amener à une autre. J’accepte que ces accidents génèrent la forme, qu’ils m’amènent en sens inverse de ce que je croyais au départ." Au rayon des accidents comme source d’inspiration, le créateur accepte de ranger cette poupée gonflable qui est, du moins pour le moment, une partie intégrante du spectacle.

"En fait, avant de m’arrêter sur la poupée gonflable, je suis passé par plein de phases. Pour moi, l’être dont il est question, celui qui est aux prises avec ses voix mâle et femelle, c’est le spectateur. Il fallait donc que je trouve une manière de représenter cette figure-là sur scène, tout en arrivant à concerner les gens qui sont dans la salle, à leur faire comprendre que personne n’est uniquement mâle ou femelle, que d’un point de vue biologique, hormonal, on est composé des deux sexes."

En faisant appel à cette poupée dotée d’une poitrine de femme et d’un sexe d’homme, Lapointe apporte des solutions à certains défis de mise en scène. "J’ai trouvé comment entrer dans le sujet pour ensuite aller dans un deuxième et un troisième territoire. C’est-à-dire qu’à partir du ludisme, on entre dans une zone complètement minée et dangereuse. Pour rejeter la pornographie et la technologie, pour expulser tout ça, il faut l’avoir sur scène, il faut le présenter. Cela dit, il se pourrait très bien que la poupée ne soit plus là le soir de la première."

En effet, le créateur semble plus que jamais prêt à tout remettre en question. "Chaque jour, je suis étonné de voir comment ce que je pensais la veille est à "scraper" le lendemain. J’ai l’impression que tant que je ne serai pas à la générale, je ne pourrai pas dire ce qu’est le spectacle. Quand tu es tout seul à concevoir, tout est possible. Ce que je peux dire, c’est que j’ai promis au Théâtre d’Aujourd’hui qu’il y aurait de la boucane, de la cigarette, des effets stroboscopiques et de la musique forte. D’après moi, tout ça va être là."