Sages fous : Paradoxe forain
Scène

Sages fous : Paradoxe forain

Trois-Rivières a toujours été un lieu d’exploration pour Les Sages fous. Grâce aux commentaires constructifs du public, chacune de leurs productions y a finement été ficelée avant de s’épanouir à l’étranger. Avec Laboratoire de petits contes cruels, ils procèdent de la même manière. Rencontre à la veille d’une série de quatre représentations.

Aucune tournée n’apparaît au calendrier des Sages fous en 2010. Pour une première fois depuis longtemps, South Miller (conceptrice et metteure en scène), Jacob Brindamour (interprète) et Sylvain Longpré (interprète) ont décidé d’investir leur atelier de la rue Saint-François-Xavier pendant tout l’été et de créer leur troisième et nouveau spectacle.

Nommée Laboratoire de petits contes cruels, cette production encore en chantier entraîne les spectateurs dans une "cour à scrap". Là, à l’ombre des multinationales du divertissement, deux chiffonniers-ferrailleurs s’inventent un cirque à partir de débris et de vieux objets. Ainsi naissent une série d’histoires déconstruites évoquant la vie d’une troupe d’artistes de cabaret paumés. Des récits à la fois glauques et lumineux. "C’est sombre, mais pas tant que ça. Ce sont des marionnettes qui sont effectivement amochées, mais elles réalisent leurs rêves. Elles essayent du moins, en tout cas…" souligne Sylvain Longpré.

"Ce spectacle-là, c’est un peu sur le métier d’artiste, poursuit South Miller. Nos marionnettes sont des artistes. Nous, nos vies tournent autour du spectacle depuis pas mal d’années. Alors, on sait bien que c’est à double tranchant l’art, le succès…" En effet, il y a trois ans, la troupe de marionnettistes a côtoyé cette dure réalité. "En 2007, on a été invités à passer un mois dans une sorte de cabaret allemand. Normalement, on ne présente jamais nos spectacles dans un contexte comme ça. Mais ça avait l’air intéressant. On avait vu qu’il y avait d’autres compagnies pertinentes qui avaient été là. Donc on a accepté le contrat. Le projet était dans un grand jardin. Il y avait à peu près 4000 personnes qui arrivaient chaque soir, la liste des représentations en main. Elles allaient de spectacle en spectacle, le plus vite qu’elles pouvaient, pour en voir le plus possible dans une soirée. Un des numéros qui avait le plus de succès, c’était celui de deux frères hongrois qui présentaient le même numéro depuis 17 ans. Un numéro de 20 minutes qu’ils avaient hérité de leurs parents! De nos amis partageaient leurs loges avec eux et ils ont appris qu’un des deux Hongrois rêvait de retourner à l’école. Il voulait quitter le monde du cirque pour devenir camionneur: on a trouvé ça d’une tristesse inouïe", raconte-t-elle. Un rêve quasi impossible puisque leur impresario, au dire des Sages fous, se mettait la plus grande partie de leur cachet, pourtant faramineux, dans les poches.

À cela s’ajoute le récit de ce clown néerlandais, une célébrité dans son pays, qui, lors de ce même événement, devait s’épingler un macaron portant la mention "Don’t feed the clown" afin que les spectateurs cessent de le nourrir aux concombres. "Nous, pendant qu’on était là, on s’est dit qu’on n’avait pas fait le Cirque Issimo [lire Laboratoire de petits contes cruels] avant parce qu’on n’était pas encore assez matures. En quelque sorte, on a réalisé que ce qu’on a vécu dans ce cabaret-là, dans ce jardin-là, faisait partie de ce dont on avait besoin de parler. Il y en a, par exemple, qui peuvent dire que ce clown-là, Hans, qui se fait nourrir depuis 14 ans, est très bien payé. Mais est-ce qu’il s’est vendu ou ça l’a sauvé? O.K., ce contrat paye son loyer à Amsterdam pour le reste de l’année. Nous, cette année-là, on a fait de l’argent, mais je n’ai jamais été plus misérable de toute ma vie", indique la directrice artistique.

Un contrat d’exclusivité

C’est d’ailleurs pour ne pas tomber dans le piège de l’argent facile et pour conserver leur intégrité artistique que les membres de la compagnie de théâtre trifluvienne ont signé un contrat avec Monsieur Issimo. "On trouvait que les requins du divertissement tournaient autour de nous. On a donc décidé de signer un contrat d’exclusivité avec un impresario fictif pour tenir les autres loin! admet Jacob Brindamour. Avoir un contrat d’exclusivité avec lui, ça nous protège. On ne peut pas faire de corpo ni aller travailler pour d’autre monde."

Au début, cet exercice tenait de la blague. Mais tranquillement, la fiction a rejoint la réalité. "On s’est inventé ce personnage-là, qui nous suit depuis Parade Issimo en fait. On en parle, on écrit des affaires dessus. Mais le personnage existe à force d’en parler. Combien de fois on a vu une limousine blanche juste au début ou à la fin de notre spectacle?" s’exclame Sylvain Longpré.

Une version qui se tient

Oui, ça sera une version embryonnaire de Laboratoire de petits contes cruels qui sera présentée ce mois-ci à la Maison de la culture de Trois-Rivières et au Studio Théâtre Et Cetera. Il faut cependant savoir que les oeuvres en chantier des Sages fous ont rarement l’air inachevées. "On sait à peu près où l’on s’en va. C’est sûr qu’à certaines étapes, c’est présentable", indique Longpré, tout en précisant qu’ils portent ce projet depuis presque huit ans. South Miller complète: "C’est une chose de présenter un bout de travail deux ou trois fois. Mais c’est vraiment autre chose d’avoir une tournée organisée et de le présenter 50 fois! Quand tu sens que ce n’est pas assez prêt, c’est douloureux comme expérience."