Wajdi Mouawad : Maux de passe
Scène

Wajdi Mouawad : Maux de passe

Avec Ciels, Wajdi Mouawad conclut avec foudre le cycle sanglant et épique amorcé il y a 12 ans avec Littoral et approfondi plus tard avec Incendies et Forêts.

Créé en juillet 2009 à Châteaublanc dans le cadre du Festival d’Avignon, le dernier chapitre de la tétralogie Le Sang des promesses de Wajdi Mouawad tranche rudement avec les précédents Littoral (1999), Incendies (2003) et Forêts (2006). Point d’histoires secrètes de famille, de quête des origines ou de dialogues entre les morts et les vivants dans ce volet. En lieu et place du plateau nu où couraient horizontalement de nombreux personnages dans les pièces précédentes, Ciels propose un écrin à quatre murs où les spectateurs font figure de sculptures de jardin à même le décor et où l’action se déroule en temps réel, dans un suspense effréné.

LE CIEL SE NOIE

En conférence téléphonique depuis Montpellier, où il campe le rôle de Stepan Fedorov dans Les Justes de Camus (à Ottawa en septembre), Wajdi Mouawad revient sur les premières semences de Ciels.

2003. Isolé pendant une semaine à New York, silencieux, Wajdi Mouawad glane des bribes de conversations et d’exclamations que les passants lui offrent telles des offrandes. Puis, le hasard des rues interminables de la Grosse Pomme le mène vers une exposition d’étudiants en arts visuels. Dans la salle d’exposition, un écran géant projette un "ciel nuageux, magnifique". Assis sur le banc, il égrène les minutes dans la contemplation alors que rejaillit en lui l’avalanche de mots et de demi-phrases dérobés, anonymes. Le ciel chaotique et labyrinthique que scrutent les personnages de Ciels venait de germer.

Cinq espions, quatre hommes et une femme (John Arnold, Georges Bigot, Olivier Constant, Stanislas Nordey et Valérie Blanchon), de l’équipe internationale de l’opération Socrate tentent de décrypter un ciel virtuel de conversations croisées, dans des langues multiples, afin de déchiffrer une énigme. Un attentat terroriste horrible se prépare.

Parmi les pistes étudiées, la plus improbable: et si la réponse se trouvait dans le tableau L’Annonciation du Tintoret, comme l’a suggéré le chef et cryptanalyste Valéry Masson (Gabriel Arcand) avant de se suicider? "L’attentat terroriste qui se prépare est le fait de gens très jeunes qui utilisent, pour communiquer entre eux, des moyens qui passent par la poésie. […] Cela renvoie au véritable travail de l’artiste, qui consiste à développer une langue qui ne peut être comprise par le pouvoir", explique l’auteur et metteur en scène. "Ça évoque une époque devenue extrêmement méfiante de ce qu’on peut appeler brièvement l’art. Le choc lié à l’art, le choc esthétique. Il y a quelque chose qui nous dérange mais qui est beau, et cela semble insupportable pour qui cherche à maîtriser le monde."

LES VOIX DE CIELS

Si les trois précédents volets du cycle étaient portés par une voix adolescente au centre du récit, il en est autrement pour Ciels. "La figure de l’adolescent est absente physiquement [le rôle de Victor Desjardins apparaît en vidéo]. Elle n’est pas la voix du spectacle, mais le noeud. Contrairement à Wilfrid [Littoral], Jeanne et Simon [Incendies] et Loup [Forêts], l’adolescent n’est pas la voix de Ciels, mais le paratonnerre. Le personnage clé."

Une deuxième voix "plus mystérieuse" s’est imposée à l’auteur: celle du spectacle. "Ciels est quelqu’un de mon âge, avec qui je discute. C’est un garçon plutôt évasif, dormeur, rêveur, contemplatif… étrangement. Je dis étrangement parce que le spectacle est plutôt violent."

Enfin, la troisième voix qui survient est celle de Bertrand Cantat, ce "jumeau émotif" dont il a fait la connaissance à l’issue d’une représentation de Seuls à Bordeaux. "Lorsque j’ai pris la voiture pour rentrer, j’étais habité par une puissance rare. Une énergie qui m’a donné le flux de l’écriture. Le long monologue d’ouverture, qui est dit par Bertrand Cantat dans le spectacle [voix enregistrée], je l’ai écrit dans la foulée de cette rencontre."

Voix puissantes qui mettent en marche l’écriture, dialectes entrecroisés dans des messages codés et multiplicité des langages jalonnent le spectacle. Poursuivant son exploration des technologies (vidéo, environnement sonore) entamée avec Seuls, le dramaturge ajoute dans Ciels les langages mathématiques, géométriques, poétiques. "Il a fallu que je construise couche par couche, en avançant d’un seul geste", explique-t-il à propos de la jonction acteur, son, vidéo et lumière. "Ça a été un travail extrêmement minutieux et compliqué, d’autant plus que le décor est très restreint. Ciels, c’est la mise en forme d’un écrin qui venait contredire les trois pièces précédentes. Ça a été très intéressant pour moi de voir apparaître une écriture nouvelle, peut-être plus clinique et froide dans le premier tiers du spectacle, plus mécanique, plus construite, plus logique que celle qui jusque-là m’avait occupé avec Littoral, Incendies et Forêts."

À voir si vous aimez / L’essai L’Émotion européenne de Robert Richard, l’article "La Nouvelle Annonciation" de Georges Leroux dans L’Oiseau-Tigre (volume 9, numéro 2)

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LE BOITIER

En situant l’action de sa pièce dans le lieu le plus sécurisé qui soit, Wajdi Mouawad concevait mal de placer le spectateur dans sa posture frontale habituelle. "Je me suis rendu compte que je me devais de justifier la présence réelle du corps du spectateur. Avec Emmanuel [Clolus, le scénographe], on a pensé à un espace carré, comme un cloître, dont on ne pouvait pas sortir."

Sorte de boîtier où les spectateurs font figure de statues muettes dans la cour intérieure de la cellule antiterroriste, la scénographie crée un effet claustrophobique. "Les spectateurs sont collés les uns sur les autres, créant un esprit de communauté. […] Après est arrivée la question du confort. Je me suis dit: on vit dans une société où on peut faire face à la misère du monde à partir du moment que le fauteuil est confortable. Ça m’a intéressé: et si le fauteuil n’était pas confortable? C’est plutôt drôle, assez ironique. Le confort n’est pas désagréable, mais demande un effort", de préciser le créateur.