Wajdi Mouawad : Voyage au bout de la nuit
Scène

Wajdi Mouawad : Voyage au bout de la nuit

Aux spectateurs du Carrefour international de théâtre, Wajdi Mouawad offre Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, l’intégralité d’un cycle, Le Sang des promesses, qui a nécessité 16 ans de travail passionné.

Lassé de se prêter à l’éreintante et redondante ronde des entrevues, lassé de donner les mêmes réponses aux mêmes questions, Wajdi Mouawad a choisi de donner rendez-vous à cinq représentants de médias québécois devant le métro Mont-Royal… à 1 h du matin. Quand l’un des artistes de théâtre que l’on estime le plus nous propose de le rejoindre en pleine nuit pour discuter de ses idéaux de créateur, de citoyen et d’être humain, on ne songe pas un seul instant à refuser. L’occasion est trop belle de s’éloigner des rapports souvent conventionnels entre l’artiste et le journaliste.

C’est bien connu, qu’il s’agisse de diriger un théâtre, d’écrire ou bien de mettre en scène, sortir des cadres établis est un réflexe pour Mouawad, une nature profonde. Rappelons, par exemple, que le directeur artistique du Théâtre français du CNA a choisi de dévoiler sa saison 2010-2011 dans deux succursales de la chaîne Tim Hortons, et que la brochure-calendrier qu’il a imaginée avec son équipe était ornée des oeuvres iconoclastes de la Winnipegoise Diana Thorneycroft plutôt que des images consensuelles que la plupart des institutions théâtrales ont pris l’habitude de nous servir. Il y a dans ces gestes – qui suscitent, bien entendu, l’ire de certains citoyens – une douce subversion que l’on salue haut et fort. "J’assiste à la dégradation, couche par couche, du courage de s’engager dans la difficulté de ce que c’est que de vivre, lance Mouawad en haussant le ton. Vivre, c’est être entraîné dans un champ de paradoxes continuels et avoir le courage de les affronter."

Du peep-show à l’hôtel de luxe

La nuit commence dans l’ambiance unique d’un peep-show. Autour de nous flottent les odeurs, retentissent les gémissements, tournent en boucle les images… explicites. Dans un couloir, adossé à une cabine, Mouawad insiste sur un aspect selon lui fondamental de son théâtre: la sexualité. L’homme se dit surpris que les journalistes ne lui posent pas davantage de questions sur le sujet. "Entre la beauté du corps chez les Grecs et le péché de la chair chez les chrétiens, entre Homère et la Bible, il y a chez moi cette oscillation qui fait en sorte que je n’ai jamais voulu me débarrasser de l’un ou de l’autre." Quel bonheur que d’entendre un créateur nommer ce qui lui semble essentiel sans attendre qu’on lui tende une perche, sans se borner aux évidences, aux réponses toutes faites.

Le voyage au bout de la nuit commençait bien. Vraiment. Mais la suite a été plus traditionnelle que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Dans sa suite, au chic Hôtel Opus, autour d’un buffet bien arrosé, l’homme a échangé pendant deux heures avec ses convives. Soyons honnête, la soirée a été plus monologique que dialogique. Mais le monologue était passionnant, bouillonnant, truffé de références et de citations, de rage et de rire. On vous en livre ici les faits saillants.

Aller voir ailleurs si j’y suis

Au Carrefour international de théâtre, Wajdi Mouawad présente, dans son intégralité, un cycle qui a occupé l’essentiel de son temps, nécessité la plupart de ses énergies entre 25 et 41 ans. Le Sang des promesses, c’est quatre pièces. On pense odyssée, saga, épopée. Quatorze heures de théâtre portées par une trentaine de comédiens, de grandes et de petites histoires reliées par des enjeux philosophiques et des constantes esthétiques.

Le Sang des promesses est une oeuvre qu’il faut d’ores et déjà marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du théâtre québécois. Littoral, Incendies et Forêts, surtout données dans une grande salle, l’une derrière l’autre, entre midi et minuit, tiennent de l’expérience collective. S’il est lié au reste par les thèmes qu’il aborde, le quatrième volet, Ciels, est une expérience à part, un spectacle immersif, vécu sur 360° par peu de gens à la fois.

Avant Littoral, tient à rappeler Mouawad, il y a eu Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, Journée de noces chez les Cromagnons, Alphonse et Les Mains d’Edwige au moment de la naissance. "Ces quatre pièces mettent en scène des personnages qui s’enferment. Willy s’enferme dans les chiottes. Nelly est narcoleptique, elle s’enferme dans le sommeil. Alphonse s’enferme dans une fugue, dans sa tête, dans son imaginaire. Edwige s’enferme dans la cave. Wilfrid, le héros de Littoral, est le premier à ne pas s’enfermer. Même qu’il fait tout le contraire."

Dans le parcours du dramaturge québécois né au Liban en 1968, cette ouverture vers le monde (qui a bien entendu des résonances dans son histoire personnelle) est un virage fondamental. Wilfrid s’engage dans une odyssée, un périple qui l’entraîne ailleurs, à l’autre bout du monde, pour mieux le ramener à lui-même, à sa véritable identité. Il en va de même pour Jeanne et Simon, les héros d’Incendies, et pour Loup, l’héroïne de Forêts.

"Au fond, la question de la naissance est posée profondément dans chacune des pièces du cycle, estime Mouawad. Je suis né, mais pour faire quoi, pour être où? Quel sens donner à cela? Il y a là quelque chose qu’il faut nommer. Bien sûr, il y a un sens qui est donné d’emblée – je suis né, je vis! -, mais à un moment donné, l’âme humaine devient insatisfaite de ça." Trouver sa voie, donner un sens intime et collectif, spirituel et moral à ses peines et à ses joies, voilà ce qui constitue la pierre d’assise des quatre pièces du Sang des promesses.

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Vivre à l’envers

Mouawad avoue que son mode de vie est contraire à celui de la majorité des gens. "Je ne supporte pas d’être dans un rapport domestique à la vie. Je ne veux pas faire ce que je fais parce que j’ai tenu pour acquis que c’était bien. La société t’offre quelques modèles. Tu as le choix entre employé, patron, travailleur autonome ou chômeur. La vie que je mène ne ressemble pas à ça. Elle ressemble à ce que vous voyez ce soir, elle va du peep-show à l’hôtel, en passant par le théâtre. Quand je travaille, je suis toujours à l’hôtel. Quand je ne travaille pas, je suis chez moi, je fais le lit, le ménage, les courses… Je vis donc à l’envers de la plupart des gens. Ça n’a pas toujours été comme ça, mais depuis que je vis de cette manière, je suis bien."

Par ce mode de vie, l’artiste estime échapper à la tyrannie de la performance. "On est entré dans un rapport de performance. Chaque être humain doit être le plus performant possible. C’est ça qu’on encourage. Ce n’est pas innocent. Organisée autour de cette idée, la société a fait de nous des travailleurs, des esclaves. On a un rapport scolaire avec la vie. Entre 4 et 22 ans, on dit qu’on veut devenir médecin. De 22 à 65 ans, on dit qu’on est médecin. À partir de 65 ans, on dit qu’on a été médecin. On nous encourage à nous définir non pas par ce qui nous brûle, non pas par ce que l’on aime, mais bien par ce que l’on fait. Quelqu’un qui dit qu’il est chauffeur d’autobus arrive plus à se faire comprendre que s’il disait qu’il aime Beethoven. En somme, je pense que la structure sociale appauvrit profondément la vie spirituelle. Comment affronter la mort quand on se définit par son travail?"

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Des mots dans le coeur

Il s’agit de rencontrer Wajdi Mouawad une seule fois pour comprendre que l’homme en est un de mots. Des mots qui prennent tout leur sens sur scène, évidemment, mais pas seulement. Heureusement pour nous, le créateur fait partie de ceux qui acceptent d’écrire, de témoigner, de prendre position par les mots. Cet engagement envers l’écriture, on le retrouve dans deux ouvrages parus chez Actes Sud et Leméac: Seuls, chemin, texte et peintures et Le Sang des promesses, puzzle, racines et rhizomes. Faits de lettres, de rapports aux conseils des arts, de textes rédigés pour des programmes ou tirés d’un journal de bord, ces livres nous entraînent dans les coulisses de la création.

L’Oiseau-Tigre, une publication récurrente du Théâtre français du CNA mise sur pied par Mouawad et son complice Guy Warin, s’inscrit dans cette même perspective, témoigne de la même foi envers les mots, envers leur pouvoir d’éveil et de résistance. Aussi, un livre paru l’an dernier aux éditions joca seria est en librairie ces jours-ci au Québec. Intitulé Les Tigres de Wajdi Mouawad, le bouquin réunit des textes et des images de Lino, Charlotte Farcet, Sophie Jodoin et Isabelle Leblanc, entre autres. On n’est pas près de cesser d’écrire sur et autour du travail de Mouawad. Gageons que la relecture des tragédies de Sophocle, un projet que le metteur en scène devrait commencer à dévoiler l’été prochain, donnera encore beaucoup de matière à réflexion.

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Ciels: de père en fils

Créée à l’occasion du Festival d’Avignon l’été dernier, Ciels prolonge et renouvelle la démarche de Mouawad, termine superbement la tétralogie. Il est toujours question de filiation et d’identité, plus particulièrement de la relation père-fils dans ce qu’elle peut avoir de plus beau et de plus terrible. Puis il y a cet engouement pour la peinture, déjà présent dans Littoral, Incendies et Forêts, mais qui joue ici un rôle fondamental, comme dans Seuls. La peinture, c’est l’oeuvre d’art par excellence, elle cristallise la grandeur et la décadence du genre humain. Dans Ciels, elle donne à voir les origines et le destin de l’humanité. Cinq espions s’affairent à décoder des conversations téléphoniques, à scruter les moindres recoins d’un tableau de Tintoret dans le but de prévenir un attentat terroriste. Leur quête, qui n’est pas sans évoquer celle du Da Vinci Code, se déploie dans un dispositif scénique qui captive le spectateur, au propre comme au figuré.

Au lendemain de la première mondiale, encore sous le choc, "bouleversé par les décès et les naissances, la beauté et l’horreur, les cris de révolte et ceux de la création, parfois si semblables", j’écrivais: "Les sons et les images entourent, englobent. Impossible de se soustraire à la fascination qu’exerce cette boîte, ce bunker de fureur et de beauté." On ne saurait trop vous recommander le voyage. Avec John Arnold, Georges Bigot, Valérie Blanchon, Olivier Constant et Stanislas Nordey et la voix de Bertrand Cantat. Sur vidéo: Gabriel Arcand et Victor Desjardins.