Étienne Lepage : Faire sortir le méchant
Scène

Étienne Lepage : Faire sortir le méchant

Étienne Lepage a modelé la parole comme une matière pour donner vie à l’étrange bestiaire de Rouge Gueule. Des personnages tendus entre banalité et perversion.

Lorsqu’il a eu l’idée de Rouge Gueule, Étienne Lepage n’avait pas l’intention de nous brasser la cage. "C’était vraiment ludique, se souvient-il. J’entendais des paroles, des rythmes. Puis, j’ai décidé de mélanger cette musicalité avec un désir de méchanceté." Tout à coup, son projet prenait une tangente plus subversive, alors qu’il s’agissait désormais d’explorer un "rapport de jouissance à la noirceur en nous présentant des gens épouvantablement ordinaires".

Créée en octobre dernier à l’Espace Go, la pièce se compose de 17 tableaux croquant sur le vif une dizaine de protagonistes. "Quand j’écris, mon souci n’est pas de dire quelque chose, mais de faire quelque chose de vivant, qui agit, explique-t-il. On voit différents personnages. On ne sait pas d’où ils viennent, où ils vont. Ils font juste parler. On ne sait pas s’ils disent la vérité ou s’ils sont en train de déconner. Certains sont heureux, d’autres pas. Au final, on a un peu de tout; les hauts et les bas de la vie quotidienne", observe-t-il.

N’empêche, une constante se dégage de ces scènes aux couleurs aussi saillantes que contrastées. "Ils sont tous animés d’une perversion, même quand elle s’avère très puérile, généreuse ou naïve", poursuit-il. Voilà pour l’aspect dérangeant. Cela dit, son objectif n’a jamais été de brutaliser le public, seulement d’aller à l’encontre de l’idée voulant que l’être humain est foncièrement bon, en objectant: "Il peut aussi être laid." "Il arrive que les gens ne fassent pas de leur mieux, qu’ils soient cheap, menteurs, tricheurs, précise-t-il. C’est dans cette optique que j’ai envie de provoquer. Pour dire: "Si on ignore ça, on se ment et là, c’est dangereux.""

Plus troublant encore, le fait qu’on puisse s’identifier à ces vilains. "En général, ils sont éduqués, articulés, ils travaillent, ont de l’argent", illustre-t-il. La mise en scène exploite d’ailleurs ce filon. "On aurait pu faire du Sarah Kane [In-Yer-Face Theatre] avec ça. Alors, les personnages auraient peut-être été une gang de malades, estime-t-il. Mais Claude Poissant a choisi de mettre de l’avant leur côté "sexy", de ne pas les condamner. Au contraire, il s’agit de ma mère, de ton ami. Il a opté pour une approche très esthétique, dans le sens de propre, de glamour; tous les gestes sont placés au quart de tour."

À ce propos, il remarque: "Cette perversion à travers le plus banal m’apparaît créatrice d’extrêmement de réactions, de réflexions. Pour certains, regarder Rouge Gueule est une fête; pour d’autres, c’est tragique parce qu’il s’agit d’un constat de faillite sociale." Finalement, qu’on la trouve choquante ou très drôle, qu’on s’y reconnaisse ou non, il croit que l’intérêt de la pièce réside dans son ambiguïté, c’est-à-dire qu’elle "joue toujours sur une limite inconfortable entre l’acceptable et l’inacceptable, l’innocent et le coupable", ce qui fait qu’"on ne sait jamais trop si on aime ça ou non, si on est d’accord ou pas".