Robert Lepage : Un monde en soi
Scène

Robert Lepage : Un monde en soi

Robert Lepage signe la mise en scène de Totem, le dernier-né du Cirque du Soleil. Technologie, originalité, poésie et virtuosité se conjuguent pour évoquer l’évolution des espèces et la trace qu’elle a laissée en nous.

"On fait toujours une distinction entre les espèces, mais elles sont toutes interreliées: selon la théorie de l’évolution, on a été des dinosaures, des amibes dans l’eau, des grenouilles, des poissons, des singes… et on en a le souvenir dans notre corps", déclare Robert Lepage à la dizaine de journalistes agglutinés autour de lui après la présentation de trois extraits de Totem. Rien de plus naturel, alors, que de traiter de phylogenèse avec des artistes qui bondissent comme des sauterelles, se prennent pour des oiseaux et témoignent de la souplesse des invertébrés.

"La narrativité est simple, poursuit Lepage. On commence dans l’eau, on en sort, on rampe, on marche à quatre pattes, on grimpe, on se tient debout comme des êtres humains et ensuite, on veut voler pour explorer le cosmos et peut-être trouver la source du mystère de la vie." Dans les nombreux mythes de la création du monde que le metteur en scène a compulsés pour s’inspirer, la tortue s’impose comme dénominateur commun. D’où l’idée de faire évoluer les artistes sur son ventre. En ouverture du spectacle, une vingtaine d’acrobates virevoltent dans une structure représentant sa carapace. Celle-ci s’élève ensuite vers les hauteurs pour être exploitée dans certains numéros aériens. Mais la complexité de la scénographie signée Carl Fillion ne s’arrête pas là. Lepage oblige.

Le "marais à images"

Bordée de grands roseaux qui dissimulent les musiciens, cette scène est aussi un marais d’où émerge la vie. Grâce aux images que le jeune cinéaste Pedro Pires est allé filmer jusqu’en Islande, à Hawaï et au Guatemala, son lit s’assèche, sa terre se craquelle, devient lave en fusion, cristaux, métaux… Une heure trente durant, les paysages se succèdent sans relâche sur le sol devenu écran de projection. Leur réalisme est renforcé par un système de caméras à infrarouge permettant de détecter la position des artistes sur scène et de faire réagir les surfaces (eau, terre ou autre) à leur passage. C’est une innovation au Cirque du Soleil et le plus gros défi technique de Totem. "Je me suis illusionné et j’ai pensé que ce serait un spectacle plus facile à faire que , reconnaît Lepage. Mais il est presque aussi lourd finalement, parce que tout est conçu pour qu’il s’adapte aux théâtres et aux arénas, et que tout ajout d’une nouvelle technologie pour le bonifier est difficile dans un chapiteau."

"Ce qui est intéressant avec Robert, c’est qu’il te donne les grandes lignes du concept et il attend de voir ce que tu lui amènes, commente Pires. J’ai donc pu apporter ma propre imagerie cinématographique et mettre en oeuvre toutes sortes d’idées en me servant de la forme particulière du ventre de la tortue. Les principales qualités du spectacle en dehors des projections? La mise en scène ingénieuse avec beaucoup de métaphores, d’objets, d’humour et des numéros absolument impeccables."

Un pas de plus dans l’art circassien

Jeffrey Hall, le chorégraphe du projet, souligne quant à lui la mise en valeur de la "physicalité" de la soixantaine d’artistes en piste, la qualité des transitions, leur fluidité et le caractère inhabituel de la plupart des numéros. "Totem est un spectacle plus conventionnel que , où l’acrobatie était au service de l’histoire, mais Robert n’étant pas capable de faire des choses conventionnelles, on est allés chercher des numéros très inusités qui vont surprendre les gens, confirme Neilson Vignola, le directeur de création. Il y a un moment où on reproduit très subtilement la marche de l’évolution de l’homme en partant du singe et en passant par le Néandertal. C’est un passage très drôle qui révèle la signature très personnelle de Robert. Il amène des choses qu’on ne voit pas habituellement dans les spectacles du Cirque."

De fait, la griffe de Lepage est patente dans les extraits dévoilés en conférence de presse. L’impressionnant numéro de trapèze fixe de Rosalie Ducharme et Louis-David Simoneau a grandi en nuance et en précision depuis sa présentation par l’École nationale de cirque. Sous les éclairages raffinés et enveloppants d’Étienne Boucher, ils campent avec délicatesse et théâtralité un couple d’inséparables pris au jeu de la séduction. Et bien sûr, on ne peut s’empêcher de penser à La Face cachée de la lune quand deux acrobates aux costumes fluorescents s’élèvent dans le noir comme en apesanteur.

De la préhistoire à Bollywood

Avec deux numéros complets et des interactions régulières avec le public, les clowns, dont on a vu une apparition en hommes préhistoriques, sont bien présents dans Totem. Sur un total de 12 numéros, 4 seulement sont faits maison, dont l’ouverture et le finale, célébration de la vie dans une chorégraphie bollywoodienne. C’est Jeffrey Hall qui en a assumé la création et qui a relevé le défi d’homogénéiser les styles des numéros existants tout en respectant les personnalités de chacun.

"Robert est un metteur en scène avec qui il est facile de travailler, qui donne des directions claires et laisse beaucoup de place, affirme le chorégraphe. J’ai été impressionné par son intelligence, sa mémoire visuelle et son humilité. S’il ne sait pas quoi faire, il le dit et reste confiant en notre capacité à trouver une solution." (F. Cabado)

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LE DRAGON BLEU ET JAUNE
La tente bleu et jaune du Cirque du Soleil s’installe comme d’habitude à Québec, mais cette année, c’est Robert Lepage qui dirige ce grand cirque pas ordinaire.

Le Cirque du Soleil, synonyme de gros sous et de démesure, offre un contexte de travail paradisiaque pour Robert Lepage, lui qui, pourtant, a connu le Met de New York, le Royal Opera House de Londres et autres terrains de jeu formidables. "Y a aucune contrainte au Cirque! s’exclame-t-il. C’est une multinationale qui a des bureaux partout et qui auditionne des milliers d’artistes chaque semaine… Dès que tu nommes une idée, un désir, tu t’assois avec le département de casting, qui a en boîte des milliers de possibilités de numéros, d’artistes et de gens dont il a entendu parler. Tu veux parler d’équilibre? OK, on a des gens qui font ci et ça et on te fait visionner des DVD. Ça peut aller jusqu’à faire venir des gens à Montréal. Tu vois un acrobate dont t’aimes la gueule? Le Cirque va le chercher, peu importe où il est sur la planète, on le rencontre, on fait une autre audition, pis si ça marche, on le garde, sinon, on le renvoie chez lui et c’est pas plus grave…"

Mais la liberté des uns s’arrête là où celle de Guy commence: "C’est sûr que quand on s’assoit devant Guy Laliberté et qu’on lui explique notre concept, il faut l’amener vers des avenues qu’il n’a jamais explorées. On est toujours en porte-à-faux et c’est vertigineux. À partir du moment où tu lui dis "Je veux faire un spectacle sur l’évolution", disons que t’as intérêt à mener ton idée jusqu’au bout!" de rire Lepage.

Pour le metteur en scène, moyens financiers exceptés, la façon de travailler du Cirque du Soleil et celle d’Ex Machina ont beaucoup en commun. "Faut pas oublier que le Cirque du Soleil pis moi et ma gang, on a été élevés ensemble. On est de la même génération, avec les mêmes influences. C’est le même esprit de travail: une démarche en essais et erreurs, beaucoup d’ateliers de travail [workshops], des répétitions devant public, etc. Au Cirque aussi, les spectacles connaissent beaucoup de bouleversements."

Entre Montréal et Québec, Totem n’aura pas beaucoup changé, mais ensuite, pour la tournée européenne, "il y aura sûrement des modifications", affirme l’homme de la Caserne. À croire qu’on peut sortir Lepage du théâtre, mais pas le work in progress de Lepage… (M. Côté)

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DE L’IDEE À LA CREATION

Les histoires que Robert Lepage raconte sont tissées à même la fibre de ses collaborateurs. Inspiré par les prouesses physiques et le sens du dépassement chez les artistes circassiens, il leur a taillé un spectacle à leur mesure. "Ils ont dans le corps un vocabulaire idéal pour raconter l’histoire de l’évolution, mais j’ai dû revoir mes ambitions parce que le casting n’était pas forcément en accord avec le concept que j’avais imaginé, indique le créateur. Une idée peut ne pas tenir la route à cause des qualités et des énergies de disciplines qui se marient mal. Alors, sans faire de compromis, on arrive à rendre les choses plus organiques en travaillant les transitions ou en changeant de perspective: il faut, à un moment donné, voir qu’il y a plusieurs niveaux de lecture à un numéro acrobatique et lui trouver un autre emploi."

De ses expériences au cirque, comme à l’opéra ou en danse, Lepage dit enrichir sa conception de l’interprétation et nourrir sa vision du théâtre, soulignant l’importance et l’impact de l’investissement du Cirque du Soleil dans la recherche et le développement. À deux semaines de la première de Totem, il affiche sa fierté d’avoir un spectacle déjà bien rodé qui n’attend que son public.

"La grande originalité de cette création est qu’on réinvite les animaux au cirque, mais de façon plus respectueuse, en les incluant dans notre poésie, avance-t-il. À l’heure où tout le monde veut faire vert, j’estime que faire un spectacle organique et écologique qui ne fait pas de sermons ni la morale, c’est une réussite."