Le Grand Cahier : Jeux d’enfants
Dans les mains de la metteure en scène Catherine Vidal et des comédiens Olivier Morin et Renaud Lacelle-Bourdon, le célèbre roman Le Grand Cahier, d’Agota Kristof, devient un jeu théâtral cruel, aux règles implacables, teinté d’humour noir. Entrevue.
La petite histoire commence en janvier 2009. Dans la Salle intime du Théâtre Prospero, une jeune metteure en scène presque inconnue, Catherine Vidal, propose son adaptation du Grand Cahier. La production est sans prétention, et personne ne s’attend à être grandement secoué, même si le célèbre roman d’Agota Kristof fait toujours beaucoup jaser. Mais voilà que, propulsé par des critiques encourageantes et un bouche-à-oreille percutant, le spectacle affiche complet et devient pendant un temps le sujet de conversation favori des théâtreux. Partout on chuchote que cette petite Vidal est un nom à surveiller et que l’esprit du roman est magnifiquement rendu par cette modeste compagnie, le Groupe Bec-de-Lièvre, formée pour l’occasion.
Vous avez raté ça? Pas de panique: le Théâtre de Quat’Sous permet au spectacle de revivre, il l’a programmé en ouverture de saison. Le petit théâtre de l’avenue des Pins semble d’ailleurs avoir pris Vidal sous son aile; elle y présentera plus tard cette saison un nouveau projet, Amuleto, adaptation libre du roman éponyme du poète et romancier chilien Roberto Bolaño (elle a d’ailleurs des origines chiliennes, par sa mère, et a beaucoup voyagé par là ces dernières années).
Adolescence et controverse
Le Grand Cahier, oeuvre maintes fois célébrée, est tombé dans l’oeil de Catherine Vidal à l’adolescence. Un roman dur, dans lequel des jumeaux abandonnés par leur mère en temps de guerre et laissés aux terribles soins de leur irascible grand-mère entreprennent une série d’exercices d’endurcissement du corps et de l’esprit. "Nous ne voulons plus rougir ni trembler, nous voulons nous habituer aux injures, aux mots qui blessent", écrivent-ils dans le grand cahier dans lequel ils répertorient et racontent leurs exercices. Un processus qui les déshumanisera peu à peu mais leur permettra de survivre à la pauvreté, au froid, aux relations cruelles du monde totalitaire qui les entoure, au moyen d’une recherche absolue d’objectivité et d’insensibilité. Ce qui les mène à observer l’humanité d’un regard toujours impassible, à rejeter toute moralité pour mettre sur un pied d’égalité les plus formidables horreurs comme les plus grandes beautés.
"Je pense, dit Vidal, que dans un contexte de survie, alors que prime la loi du plus fort, le viol et les autres atrocités deviennent effectivement moins balisés; il n’y a plus de lois et il n’existe plus aucun mécanisme de correction, de censure ou de rectitude." Ce à quoi Olivier Morin ajoute: "La sexualité n’est plus régie par les mêmes règles sociales, ce qui explique, par exemple, la scène controversée où les jumeaux observent sans broncher leur voisine avoir un rapport sexuel avec un chien. La moralité devient une zone extrêmement floue, et je pense que le roman de Kristof montre ça avec grande intelligence."
C’est pourtant cette impassibilité du regard, cette absence de jugement des actes répréhensibles qui ont fait éclater une vive controverse dans les écoles de France et de chez nous il y a quelques mois. Le roman est au programme des classes de français du secondaire et a provoqué les hauts cris de parents scandalisés par cette oeuvre "prônant la pédophilie et la zoophilie". Ça se passait il y a peu dans une classe d’Abbeville, en Picardie, et plus près de nous, dans une école secondaire de Laval.
Renaud Lacelle-Bourdon, lui, dirait que les jumeaux ne sont pas aussi "insensibles" qu’ils en ont l’air. "Je pense que malgré tout, nos personnages doivent rester très vrais, ils doivent être sensibles sous leur carapace d’endurcis. Il y a chez eux une réelle douceur. Comme ils ont été nettoyés de trop de sentimentalisme, ils sont capables d’empathie sans que ça ne les dévaste et ne les bouleverse."
Au théâtre, la sécheresse de l’écriture d’Agota Kristof et la distance prise par rapport aux atrocités posent en tout cas la question du réalisme. Doit-on s’éloigner de la représentation crue des événements pour favoriser la suggestion et l’imaginaire? "Pour moi, c’est clair, affirme Vidal, l’écriture installe déjà une distance à cause de la narration qui nous garde éloignés d’un réalisme trop cru. On a ensuite travaillé la suggestion avec les objets, on fait un travail de détournement du sens et de la fonction des objets qui nous permet de faire voir et imaginer l’horreur sans la montrer crûment. On ajoute à ça une grande physicalité de la part des acteurs et on arrive, je pense, à recréer le climat rigoureux des exercices d’endurcissement. C’est ce qui nous est apparu le plus important."
Narrations enchevêtrées
Pour Vidal et ses comparses, Le Grand Cahier est devenu un terrain de jeu particulièrement inspirant. La rédaction du cahier se transforme chez eux en occupation par les jumeaux d’un espace théâtral mouvant et adaptable. "Je me rends compte que j’aime bien mettre en scène la mise en scène, analyse Vidal. Je m’imagine que les jumeaux s’amusent avec la structure d’un show de théâtre comme ils s’appliqueraient à rédiger les moments-clés de leur vie dans le Grand Cahier. Pour nous, ce travail-là a été essentiellement d’inventer des règles, de s’insérer dans la structure narrative à l’aide de codes de jeu préétablis. Comme une deuxième écriture par-dessus la première. Le plaisir est ensuite de naviguer dans ce cadre-là, d’en saisir les limites et les ouvertures, et ce plaisir-là appartient autant aux acteurs qu’aux spectateurs, je crois."
Ainsi, les jumeaux sont tour à tour narrateurs impliqués, conteurs portant un regard extérieur sur eux-mêmes et acteurs jouant tous les personnages à la fois. Dans ces allers-retours-là perce aussi l’humour noir d’Agota Kristof, qu’Olivier Morin décrit en termes fort éloquents: "Les jumeaux ont un regard impitoyable sur le monde qui les entoure, et le roman penche souvent du côté de la "farce cruelle". Dans notre vision, le fait qu’ils soient capables de jouer des trucs atroces en restant désinvoltes, de niaiser avec ça, de narguer une figure d’autorité en l’interprétant, ça fait partie du processus de javellisation de leurs sentiments."
Agota Kristof: genèse d’une oeuvre
Agota Kristof naît en Hongrie mais quitte son pays en 1956 pour s’installer à Neuchâtel, en Suisse. L’exil et l’apprentissage d’une nouvelle langue marqueront profondément son oeuvre, écrite directement en français dans un style toujours simple, concis, précis et sans faux-fuyants. Le Grand Cahier, première partie d’une trilogie qui comprend aussi les titres La Preuve et Le Troisième Mensonge, aurait d’ailleurs été pensé comme une pièce de théâtre, un genre dans lequel l’auteure a fait ses premières armes auprès d’une troupe amateur avant de bifurquer vers la nouvelle et le roman. Au Quat’Sous, dans le hall, on pourra consulter les manuscrits d’origine et des versions préliminaires du roman: une exposition que Catherine Vidal fait venir des Archives littéraires de la Bibliothèque suisse. On y découvre, entre autres, que Kristof comptait d’abord faire directement référence à l’envahissement de la Hongrie par les Russes pendant la Seconde Guerre mondiale, et qu’elle a résisté à la tentation d’écrire une scène plus lyrique au moment de l’adieu des jumeaux. Pour les fanas de génétique littéraire.