Le Grand Cahier : Légitime défense
Le Grand Cahier de Catherine Vidal offre tous les contrastes de l’oeuvre à sa source, un troublant mélange d’espièglerie et de cruauté.
Pour se blinder contre les mille et une agressions qui jalonnent leur quotidien, devenir insensibles, intouchables, invulnérables, Klaus et Lukas s’imposent des exercices d’endurcissement de l’esprit, se soumettent mutuellement à des douleurs physiques et morales. En temps de guerre, en territoire occupé, miné, alors que l’homme est plus que jamais un loup pour l’homme et que la famine fait rage, les jumeaux sont bien décidés à sauver leur peau.
Agota Kristof ne situe pas précisément l’action de son roman. Nous sommes à la campagne, quelque part en Europe, durant la Deuxième Guerre mondiale. Ce sont les garçons, dotés d’une intelligence peu commune, qui agissent à titre de narrateurs. Dans leur cahier, les événements, souvent monstrueux, sont consignés en toute objectivité, parfois même avec une certaine ingénuité. C’est ce ton, cette manière percutante de dire l’indicible, de laisser deux enfants nommer l’horreur, sans pathos mais avec une prodigieuse lucidité, qui a valu au roman d’être traduit en 33 langues. Cette force de frappe, Catherine Vidal a su la communiquer à son spectacle. Ce qui n’est pas peu dire.
La metteure en scène a compris que deux comédiens précis et agiles – Olivier Morin et Renaud Lacelle-Bourdon – suffiraient à donner vie à cette histoire. Mieux encore, que c’était précisément ce minimalisme que l’oeuvre commandait. Ainsi, en s’aidant d’objets usuels, ceux qui traînent dans la rue ou au fond du grenier, les jumeaux font des moments marquants de leur vie la matière première d’une représentation théâtrale bouleversante. Avec ses voix truculentes et ses objets emblématiques, ses perspectives et ses grandeurs, sans cesse renversées, le spectacle captive de bout en bout.
Le témoignage de Klaus et Lukas est précieux. C’est un de ces récits qui gardent en vie, donnent un sens à l’existence, autorisent l’espoir. Les jumeaux ne sont pas irréprochables, loin de là. Mais ils ont de l’humour, du talent et de l’intelligence à revendre, de quoi transcender les atrocités, les abus et les perversions qui pullulent autour d’eux. De quoi inspirer plusieurs générations de spectateurs et de lecteurs.