Anne-Marie Guilmaine : Dans le ventre de l'Amérique
Scène

Anne-Marie Guilmaine : Dans le ventre de l’Amérique

Système Kangourou, connu pour faire un inspirant théâtre performatif et interdisciplinaire, sonde les paradoxes de l’Amérique dans sa nouvelle création Mobycool, orchestrée par la metteure en scène Anne-Marie Guilmaine.

Au moment où ces lignes sont écrites, Anne-Marie Guilmaine et son équipe sont sans doute en train d’installer des électroménagers sur la scène du Théâtre La Chapelle. Frigos, cuisinières et autres grosses machines forment l’essentiel du décor de Mobycool, parce qu’ils sont des symboles forts de la société de consommation, mais aussi parce qu’un frigo vide ou la cavité d’une machine à laver proposent "une forte métaphore d’un certain vide intérieur". Mobycool, enchevêtrement de récits parallèles et de théâtre dansé, joue dans ces eaux-là, mais tente aussi de nommer les paradoxes d’une Amérique dans laquelle on ne se reconnaît plus. À vrai dire, le spectacle semble échapper à toute description trop précise. Mais essayons tout de même.

Premier angle d’approche: le sociopolitique. Car ce spectacle naît d’abord d’une réaction à la réélection de Bush en 2004, puis à celle de Stephen Harper en 2008. Guilmaine et sa complice Claudine Robillard en sont décontenancées. "On ne comprenait plus le lieu d’où on venait. Le point de départ est donc une forme de désillusion très enracinée dans le collectif, à laquelle se greffent ensuite des enjeux personnels que j’avais le goût de brasser et de confronter au regard de l’autre. Claudine et moi, on est allées aux États-Unis, en Argentine, en Uruguay et au Mexique pour rencontrer des gens et des paysages et essayer de nous comprendre nous-mêmes. On a fait par là des allers-retours entre le collectif et le social, pour faire le constat d’une sensation de vide généralisé, de perte de repères, d’éparpillement identitaire. C’est une lucidité qui fait mal, surtout pour des idéalistes comme nous."

Deuxième angle d’approche: le vivant. Car en voyage comme sur le plateau de répétition, Guilmaine et ses comparses retrouvent une certaine "perméabilité, une ouverture à [leurs] propres perspectives qui [les] rend très à l’écoute du vivant". Système Kangourou a toujours mis cette capacité d’ouverture au centre de sa démarche. "Être à l’écoute du vivant, proposer différents points de vue sur l’humain, dans une recherche d’organicité, c’est le centre de notre travail. C’est d’ailleurs pour ça qu’on travaille des formes interdisciplinaires et une forme de théâtre performatif centré sur l’autoreprésentation (le rejet de l’incarnation d’un personnage pour favoriser une réelle présence de l’acteur en tant que lui-même sur scène). Ce qui me fascine, c’est le décalage entre le degré zéro de l’acteur et le déplacement vers un état autre, tranquillement. On peut aller par là dans des nuances et des sensations qu’il est difficile de nommer. Pour moi, quand on travaille une matière qui échappe au langage, on est vraiment dans le théâtre, c’est là qu’on est dans le plus riche, le plus brillant, le plus saisissant."

Précisons: cette forme de jeu, fortement influencée par la danse-théâtre façon Jan Lauwers ou Meg Stuart, a le mérite de partir de l’individu pour en exposer les mécanismes du vivre-ensemble. "On y sent très fort l’énergie de la troupe, dit Guilmaine, et je questionne exactement ça: comment être ensemble tout en restant singulier. Ce spectacle interroge l’authenticité qu’on érige comme un idéal, et on s’y demande si l’authenticité n’est pas finalement l’acceptation de ses contradictions et des différentes facettes de soi, qui se modifient en étant confrontées à l’autre. L’authenticité ne serait donc pas nécessairement la recherche d’une identité pure, unique et précise, mais plutôt l’acceptation de la multiplicité de ses facettes et paradoxes. Enfin, c’est ce qu’on questionne."