Sami Frey : Un amour éternel
Le Festival international de la littérature reçoit Sami Frey pour une quatrième fois. Le grand comédien français donne Premier Amour, de Samuel Beckett. Nous l’avons joint à Paris.
Quand Samuel Beckett écrit Premier Amour, il n’a peut-être pas vécu lui-même les sentiments amoureux qu’il décrit. Il n’a alors que 39 ans, et rien n’indique que le récit soit autobiographique. Mais cette nouvelle ne sera publiée que bien plus tard, en 1969, alors redécouverte par Jérôme Lindon (directeur des éditions de Minuit). Il y a fort à parier que Beckett l’a alors revisitée, y insufflant un regard neuf et une distance supplémentaire. Sami Frey, du moins, se plaît à le croire et s’est inspiré de cette idée pour son adaptation.
"On apprend dans la biographie de Beckett par James Knowlson qu’il a vécu une période, disons, oblomovienne (c’est-à-dire léthargique, apathique). Le Beckett que j’ai pris en compte est donc ce Beckett plus âgé, plus expérimenté. C’est celui des dernières années de sa vie, c’est un Beckett assis devant la porte de sa chambre dans une maison de retraite, devant un petit jardin. Cet homme se souvient d’une chose excessivement lointaine, avec des trous de mémoire et des confusions tout à fait drolatiques. Dans mon esprit, il revit cette histoire comme une sorte d’éternel retour, où le souvenir s’effacerait petit à petit, et où il ne resterait que des bribes excessivement bouleversantes pour le personnage."
Premier texte que l’auteur d’origine irlandaise a rédigé directement en français, Premier Amour est le récit d’une rencontre entre un homme et une prostituée, d’où naîtra un sentiment amoureux qu’il cherchera à rejeter, dégoûté par cette chose qui a "l’affreux nom d’amour". On reconnaît là Beckett et son sarcasme, de même que son éloge du rien, sorte de volonté d’éliminer tout désir pour voir ce qui peut bien émerger du vide et d’une existence réduite à sa dimension absurde.
"Vous savez, dit Frey, il y a toujours cette culture chez Beckett, mais elle n’est jamais imposée et fonctionne toujours de façon allusive. Le personnage dit qu’il aspire au rien, à la sublimation cérébrale, à la disparition du moi et même du surmoi, mais tout ça est mis à distance, c’est-à-dire que c’est comme un regard qu’il porte sur lui avec une profonde ironie. Premier Amour montre d’abord un processus d’abandon, puis de rencontre, puis de perte, puis le chemin vers l’assouvissement du désir et finalement la disparition de ce désir. C’est vraiment une exploration du sentiment amoureux dans toute sa nudité."
Si l’on en croit les critiques français, le spectacle de Frey est d’un humour indéniable. Car Premier Amour, il faut le dire, est un texte bien plus léger que certains autres écrits du maître, et les drôleries s’y cachent dans les moindres recoins. "Le monde de Beckett, explique Frey, est toujours constitué d’une sorte d’épuisement de tous les sens possibles, ce qui rend la chose très réjouissante. Premier Amour est vraiment, je dirais, très annonciateur de Molloy, où c’est encore plus poussé. Cap au pire, en comparaison, est un texte d’un autre ordre, beaucoup plus raisonné, c’est une écriture plus mentale. Mais Premier Amour a quelque chose de très immédiat. Beckett arrive même à y faire des commentaires amusés sur son propre texte, comme quand il s’arrête soudain pour dire que sa phrase a assez duré. Il ne faut surtout pas en faire du boulevard, mais il ne faut jamais oublier que l’humour est omniprésent."
Frey ne cherche pas non plus à intellectualiser ce texte, avec lequel il dit avoir un rapport organique, naturel et familier, mais surtout musical. "Je m’en suis aperçu tard dans ma vie, dit-il, mais je me reconnais vraiment dans la langue de Beckett, je n’ai pas d’efforts à faire pour la comprendre et la rendre. Je suis totalement dans le sensible et pas du tout dans l’intellectuel. Je ne peux pas expliquer pourquoi. Quand on lit un texte et qu’on le joue, on est vraiment dans la respiration de l’auteur, c’est à-dire dans sa façon d’inscrire les phrases, dans son vocabulaire, dans sa ponctuation. Si on n’arrive pas à respirer en même temps que l’auteur, même avec la meilleure volonté du monde on ne pourra pas rendre justice au texte. Moi, Beckett m’est familier et je me suis imprégné de lui."
Il dit ça tout simplement, mais bien sûr rien n’est moins facile que de s’approprier les mots de Beckett. Ce qu’il reconnaîtra l’instant d’après, expliquant que "la combinatoire des mots est complexe" et qu’il a "mis longtemps pour que ça devienne souple et élastique". Ce sera donc une véritable fête des mots, ponctuée de mélodieux silences.