Sylvie Léonard : Belle de jour
À l’invitation du metteur en scène Denis Marleau, Sylvie Léonard est la première comédienne québécoise à porter sur scène un monologue de l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek, intitulé tout simplement Jackie.
L’une des plus évidentes portes d’entrée dans l’oeuvre complexe d’Elfriede Jelinek est sans doute son roman La Pianiste, largement autobiographique, adapté au cinéma en 2001 par Michael Haneke, avec Isabelle Huppert dans le rôle-titre. Les cinéphiles y auront découvert un personnage féminin déroutant, d’une grande sécheresse et d’une terrible froideur, une femme sexuellement troublée et prise dans une relation étouffante avec sa mère.
La figure maternelle y est une véritable prison, et cet emprisonnement de la femme dans des cadres contraignants est presque toujours au centre de l’écriture de Jelinek. Rien d’uniforme toutefois dans cette oeuvre, car elle explore surtout les contradictions de la féminité par une écriture composite qui bouscule sans cesse la narration, multiplie les dérives intertextuelles et se munit des armes cruelles de l’ironie. Dans Jackie, dernier morceau d’une série de "drames de princesse", Jelinek utilise la figure de Jackie Kennedy pour mettre en exergue la rigidité de l’image sociale que s’impose la femme contemporaine.
"C’est une dénonciation de la dictature de l’image chez la femme, explique Sylvie Léonard, mais Jelinek ne considère pas Jackie simplement comme une victime. Elle n’accuse pas les médias ou les mécanismes d’imagerie politique d’avoir réduit Jackie à une image, mais elle ne condamne pas non plus unilatéralement la femme. Les nuances sont là, complexes. En fait, ce texte est traversé d’une forte dualité, toujours entre deux pôles contradictoires, Jackie étant à la fois renforcée et affaiblie par son image. Jelinek est d’ailleurs elle-même une femme pleine de contradictions, c’est ce qu’on voit dans La Pianiste."
Au centre du monologue que défendra Léonard se trouve l’obsession du vêtement. Jackie, en tailleur Chanel, a imposé l’image d’une femme parfaite, plastiquement irréprochable, mais aussi profondément insaisissable, presque totalement enfouie dans sa carapace de tissu. Selon la comédienne, "le vêtement de Jackie est à la fois une armure et une prison. Cette contradiction se retrouve à tous les niveaux dans le texte. Elle se réfugie dans ses vêtements tout en se disant qu’elle est bien plus que ça. Son rapport à sa propre image se vit parfois dans un délire presque jouissif, d’autres fois dans un état de panique, quand elle veut s’envoler de cette cage. Ni l’un ni l’autre des deux états n’existe à part entière; ils se chevauchent constamment."
Cette écriture-là, malgré sa complexité, est tout de même carrément féministe. Espace Go fait donc un retour aux sources. Pour la comédienne, livrer ce texte n’a rien de banal et lui fournit une occasion de "prendre parole". "Je ne suis pas seulement en train d’interpréter les mots d’une auteure, je porte aussi des états que je partage, des contradictions féminines qui sont aussi les miennes. Personnellement, je me déclare toujours féministe; je considère qu’on ne peut pas ne pas l’être. Quand j’ai lu Beauvoir à 16 ans, tout un monde s’est ouvert à moi, et je ne pourrai jamais me départir de ces grandes idées. Une féministe, pour moi, est simplement une femme-sujet plutôt qu’une femme-objet, une femme active et maîtresse de son destin, une femme qui pose des gestes et qui s’accomplit par elle-même sans trop se laisser déterminer par le regard de l’autre. Jackie me donne une occasion en or de jongler avec ces idées-là."
Il serait pourtant réducteur de s’en tenir à cela, tant la narration est multiple, pour ne pas dire polyphonique. On comprend aisément ce qui a attiré Denis Marleau vers ce texte; il a l’habitude des écritures à multiples trames et sait jongler avec les différents réseaux de sens d’une même oeuvre. Derrière l’obsession du vêtement se profile aussi le portrait d’une femme amère parce qu’elle mène une vie contraire à ses ambitions de jeunesse, torturée par ses enfants mort-nés, hantée par la mort spectaculaire de son président de mari et par le spectre de Marilyn Monroe, la plus célèbre maîtresse de Jack et éternelle rivale de Jackie.
Ainsi, Marleau, fidèle à lui-même, a fait avec la comédienne un travail vocal très précis, cherchant à rendre toute la musicalité du texte et à en éclairer les différentes facettes. "C’est une pensée qui n’arrête pas, comme un électron libre, incontrôlable. Mais, ajoute Léonard, le texte n’est pas uniquement intellectuel, et à mesure qu’on le travaille et qu’on se l’approprie, quelque chose de très viscéral en émerge. L’état physique et émotif qui projette la phrase doit être vraiment senti. Il y a une grande part d’organicité dans notre travail, malgré la précision musicale de l’énonciation."
DRAMES DE PRINCESSE
Jackie, on l’a dit, s’inscrit dans une série de "drames de princesse" qu’Elfriede Jelinek a écrits pour le théâtre à partir du début des années 2000. S’attardant d’abord à des archétypes féminins issus des contes de fées et d’oeuvres classiques (Blanche-Neige, La Belle au bois dormant et Rosamunde), elle a ensuite porté son regard sur des figures de la mythologie féminine contemporaine (Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath et Jackie Kennedy). Non seulement exprime-t-elle par là une vision critique de la féminité, mais elle interroge aussi le rapport au pouvoir de ces femmes qui ont toutes été dans l’ombre d’un homme en pleine possession de ses moyens, mais également confrontées à la possibilité d’exercer un pouvoir ou une grande influence sur l’inconscient collectif. En réaction contre la montée de la droite dans son Autriche natale, Jelinek n’aborde pas innocemment ce thème du pouvoir, et ses écrits sont considérés comme très polémiques dans son pays. Sa plume est empreinte de férocité, de cruelle ironie et d’humour provocateur, de quoi alimenter de vives controverses en Autriche. Et peut-être ici, qui sait?